Etudes Stratégiques et Géopolitiques sur le Moyen et Proche Orient
Autarcie:
l'industrie militaire iranienne Michel Brunelli[2] |
Le complexe militaire iranien naît
par la volonté du Shâh au début des années 1970, avec pour objectif
de doter l’Etat d’une certaine autonomie dans le domaine des productions
d’armements. Malgré l’apport de technologies complexes provenant de
l’Occident, l’industrie militaire limite alors sa production aux armes
légères et aux munitions, secteurs considérés prioritaires avant tout
pour l’Armée de terre, tandis qu’au niveau des R&D une très grande
importance est conférée au secteur nucléaire. Grâce à l’aide de la
France, de l’Allemagne et des États-Unis, l’Iran lança un vaste plan
de recherche nucléaire duale, qui prévoyait la réalisation sur son
territoire de 23 complexes. Mais le développement du secteur s’arrêta
suite à la révolution théocratique khomeïniste, à l’oppposition radicale
des mollah au processus de modernisation et du fait que nombre d’ingénieurs
et techniciens choisirent alors de fuir le pays. De même, les transferts
d’armement, provenant des pays industrialisés à hauteur de 93% des
besoins de Téhéran, s’interrompirent brusquement suite à la crise
des otages et à l’adoption par les ayatollah d’une politique anti-occidentale.
A la fin des années 1970, l’appareil de guerre est au collapsus, l’Etat
s’effondre économiquement et s’isole politiquement. L’Irak de Saddam Hussein profite de cette situation de
grave crise : dans le but de résoudre le vieux différend du Chatt
Al-arab, il attaque le sud de l’Iran. Les projets de l’état major
irakien prévoyaient une guerre éclair, mais l’attaque se transforma
progressivement en un long et sanglant conflit de tranchées sur le
mode de l’attrition. D’un point de vue militaire le potentiel iranien
est considérablement affaibli : durant les dernières phases du
conflit l'Iran perd 40% de son arsenal, le reste, acquis dans les
15 à 25 dernières années, s’étant usé pendant la guerre. A ceci s’ajoutent
les désastreux effets de l’embargo auquel le régime est soumis, empêchant
le remplacement des pièces endommagées, qui le seront finalement par
des éléments de mauvaise qualité, provenant principalement du tiers-monde
ou de récupérations suite aux démantèlements d’anciens systèmes d’arme.
Pour faire face à cette situation, au lendemain du
cessez-le feu de 1988, l’Iran initia une vaste campagne de réarmement.
Entre 1989 et 1992, il acheta des armes pour une valeur de 6,7 milliards
de dollars.[3]
Les principaux fournisseurs furent l’Union Soviétique (30%), la Chine
(29%), la Corée du Nord, la Pologne
et la Tchécoslovaquie. Des pays du bloc communiste il acquit principalement
des chars (MBT[4]), des technologies balistiques et le savoir-faire nécessaires à la
réalisation d’armes de destruction massive. De ce plan fait partie
un vaste processus de restructuration du complexe militaro-industriel.
Jusqu’à la moitié des années 1980, cet appareil souffre de la vieille
et lourde structure bureaucratique héritée du Shâh. La réalisation
du projet de fusion des installations de productions destinées à l’Armée
et de celles destinées aux Forces des Gardiens de la Révolution, accomplie
grâce à une politique raisonnée de rationalisation et de partenariat,
permit un accroissement de 300% des activités, ceci tant en terme
de volume de production qu’en terme de qualité. Une impulsion ultérieure
conduisant à la production autonome d’armements provint de la politique
américaine du dual containment
qui, en accentuant l’isolement de Téhéran, poussa le Pays vers un
système productif de plus en plus autarcique. Une autre importante origine de la restructuration
de l’appareil industriel et de la défense iraniens se situe à un niveau
géopolitique. L’aspiration de Téhéran à s’imposer comme puissance
régionale comporte un nécessaire effort pour combler certaines carences
stratégiques. Le régime doit d’abord organiser une politique de défense
et de dissuasion efficace, en acquérant et conservant un avantage
sur ses voisins dans le domaine balistique. Cette stratégie a été
élaborée pour répondre (comme contre-mesure) aux politiques de réarmement
menées par l’Arabie Saoudite et Israël. En second lieu, la position
géographique favorable permettant le contrôle des routes du Golfe,
doit être associée à des systèmes d’armes de moyenne et longue portée[5],
dans le but d’exercer une plus grande influence sur le trafic maritime
du Golfe persique et sur le détroit d’Ormuz. Ceci permettrait au final
de mettre en cause la maîtrise de l’espace maritime par des flottes
potentiellement ou officiellement hostiles. Actuellement, en Iran, il y a près de 240 installations
de production militaire, toutes sous le contrôle du Ministère de la
Défense, du Ministère pour la Reconstruction et de l’Organisation
des Industries de la défense (DIO)[6].
Cette dernière regroupe et coordonne les entreprises d’Etat qui opèrent
dans plusieurs secteurs de production militaire, dont les principales
branches sont: munitions, armements terrestres, aéronautiques et aérospatiaux,
missiles balistiques, et R&D d’armes biologiques et chimiques. Il a été calculé que la valeur des productions s’élève
à environ 300 millions de dollars par an. Ce secteur comprend 50.000
employés au total, nombre pouvant atteindre 60.000 dans les cinq prochaines
années. Le plus grand complexe industriel, bâti à l’aide
de la Corée du Nord (ROK), se trouve à Isfahan, où sont produits aéronefs,
chars, munitions et propergols pour missiles. Le deuxième centre,
réalisé grâce à la collaboration de Pékin, est à Semnam, 150 km de
Téhéran, et il focalise son activité dans le domaine des missiles
(non balistiques principalement). Sa capacité productive est estimée
à un millier de missiles par an[7]. Les synergies produites par les potentialités industrielles
iraniennes avec la technologie des principales fournisseurs (Chine,
ROK, Ukraine et Russie) assurent au Pays une certaine autonomie que
ce soit dans la conception, la réalisation et la production en série
des armes ou dans leur transformation en des versions plus modernes.
L’Iran est aujourd’hui en mesure de réaliser des avions de transport
et de combat, des véhicules blindés et leurs composants électroniques,
tandis qu’il est complètement autosuffisant dans le domaine des munitions. Dans le domaine de missiles, en premier lieu grâce
à l’aide de la Corée du Nord, il est actuellement capable de construire
la version basique du Scud-B, système assez obsolète[8] si on le compare à ce que la science occidentale
a créé ces dernières années, mais qui reste pourtant le standard pour
les Pays dits « émergents ». La première présentation officielle des produits
iraniens remonte à 1989, à l'occasion de la Security
and Army Exhibition (SECARM), tenue au Gabon, lors de laquelle
les premiers exemplaires de missiles Oghab et Nazeat ont été montrés[9]. Programmes militaires Les efforts effectués par l’industrie durant les
15 dernières années ont permis à l’Iran de réaliser plusieurs projets
mis en chantier. Dans le secteur aéronautique, soulignons la construction
de l’hélicoptère Shabaviz 2-75 (Hibou). Présenté aux
autorités le 10 décembre 1998, ce nouvel hélicoptère a été réalisé
en trois versions et peut être employé pour des missions militaires
(exploration et entraînement) et civiles. L’hélicoptère a été entièrement
conçu et construit par les industries iraniennes, à l’exception du
moteur, importé d’un "pays ami". A ce programme s’associent
deux autres, dont l’état d’avancement demeure incertain : la conversion
à des fins militaires du Bell 206A, désigné Zafar
300,
et le développement d’un hélicoptère léger appelé Sanjaquak (Libellule). Les projets aéronautiques sont utiles afin d’obtenir
une évaluation plus fine du niveau technologique atteint par l’Iran :
après onze année de R&D, un aéronef quasiment inconnu, l'Azaraks
(Éclair), a été réalisé. Pour compléter ce panorama de la restructuration
des forces aériennes, il nous faut noter que deux appareils à réaction
et à vocation d’entraînement sont en train de sortir de la phase de
prototype: le Dorna (Alouette) et le Partsu (Hirondelle). Un autre secteur majeur est celui de la production
pour l’Armée de Terre. Le DIO a mis en œuvre d’importantes ressources
dans le cadre de R&D de véhicules blindés de support d’infanterie
(AFV et APC), corps qui constitue l’un des éléments centraux des groupes
de combat lors des guerres classiques menées par les pays en voie
de développement. Pour les transport et support aux troupes a été
réalisé l’APC[10] Boragh.
Construit par la Shahid Kolahdooz
Industrial Complex, division du DIO, il est semblable au BMP-1
russe ou à son équivalent chinois de la NORINCO (WZ 501-Type 90),
dont il améliore certaines caractéristiques. Ce produit
représente une base pour le développement de nombreuses variantes:
char de transport de munitions, blindés. Le projet Cobra, celui-ci, est une réalisation totalement autonome, dissemblable
de tout véhicule de DCA[11] soviétique ou chinois. Equipé de systèmes d’armes
iraniens, il est employé pour protéger et assister les divisions d’infanterie
sur le théâtre des opérations. Néanmoins c’est dans la conception et la construction
MBT que le gouvernement concentra ses efforts économiques. Le plan
quinquennal de reconstruction de l’Armée, au lendemain de la guerre
contre l’Irak, concentrait les efforts sur les troupes terrestres
et sur la nécessité de pouvoir aligner quelques 2.000 pièces d’artillerie
et 2.500 MBT, sur la base d’investissements de 15 à 25 milliards de
dollars[12]. L’embargo occidental, l’aide de Moscou et paradoxalement
celle de l'Irak, déterminèrent le choix de conception des MBT iraniens.
L’élément de base des forces blindées de Téhéran sont les vieux T-54/55
soviétiques capturés pendant la guerre, sur le modèle desquels a été
construit le Safir-74 (Messager)
ou T-72Z. La désignation a créé une certaine confusion parmi les analystes
occidentaux, qui le confondaient avec le tank russe T-72. Il prend
en réalité le nom de l’année dans laquelle a été commencée la production:
en l’an 1372 du calendrier iranien. Le char est produit par le Groupe
Véhicules et Equipements du DIO, et il est doté d'une plaque de blindage
ERA, produite par Shaud, semblable à celle des MBT russes. A la suite d’un accord signé avec Moscou a été réalisée
une usine de production sur licence des T-72, dans leur version destinée
à l’exportation (T-72S). Le nouveau pôle industriel devrait en outre
produire un autre tank, le Zulfiquar,
composé de différentes pièces du même MBT. La projection de puissance et le système défensif
iraniens, pour les raisons mentionnées ci dessus, se basent essentiellement
sur les capacités de ses missiles. À présent l’Iran est en train de
développer huit systèmes différents et de financer deux programmes
de recherche. La production se concentre sur les roquettes d’artillerie
et sur les armes balistiques à portée moyenne et intermédiaire (MRBM
et IRBM[13]). Des premières font partie les projets Nazeat ou Iran-130, Fadjir-3, Oghab et Shahin-2. Le Fadjir, réalisé
par la Division Industrielle des Missiles Parchin, a déjà connu des
emplois opérationnels. En l’occurrence ils ont été utilisés par le
Hezbollah libanais pour combattre les Israéliens. Les projets de réalisation de MRBM et d’IRBM sont
ceux qui éveillent les plus vives inquiétudes internationales, surtout
en Israël. La technologie provient de la Chine, de la Corée du Nord
et de la Russie, certaines pièces trouvant également leur origine
dans les Scud libyens. Le Shahab-3, par exemple, est un système qui se base sur le missile coréen
No Dong et dispose d’une portée de 1.500 km. D’après le renseignements
israéliens, ce système devait être prêt pour la fin de 1999. Il a
par ailleurs été testé pour la troisième fois en septembre 2000. L’Iran
est en train de produire un autre type de missile de portée plus longue,
le Shahab-4. Dérivé direct du SS-4 soviétique
construit dans les années 1950, il devrait exister en version civile
(lanceur de satellite) et militaire (portée de 2000 km). En parallèle
à ce projet, au début des années 1990, a été défini le programme de
conception du satellite Zoreh, qui a toutefois rencontré des
obstacles financiers et dont l’avenir demeure actuellement incertain.
Il importe de souligner l’importance de la phase d’expérimentation
des missiles, qui détermine la crédibilité de la force de dissuasion
nationale. L’aboutissement de plusieurs systèmes d’armes démontre
l’acharnement d’un régime n'ayant pas voulu suivre les injonctions
de la communauté internationale, sans que cela signifie toutefois
une grande compétitivité des productions iraniennes ou une importante
valeur opérationnelle. Dans le secteur aéronautique, les aéronefs
réalisés sont d’ores et déjà obsolètes par rapport aux systèmes déployés
dans les pays limitrophes. Les Etats du Golfe alignent des appareils
employant des technologies considérablement plus avancées (F-15 Arabie,
Israël; F-16 Bahreïn, Jordanie; Mirage EAU; Tornado; Arabie). L’ exception que constitue la réussite iranienne dans le domaine balistique est notable. La production de tels systèmes d’armes demeure actuellement un but brigué par plusieurs Etats de l’aire régionale, du fait de l’avantage que confère la possession de vecteurs pouvant être équipés d’ADM[14] dans le cadre d’une relation dissuasive avec les Etats frontaliers. Le potentiel de la force de dissuasion entre les mains d’un tel État est à même de déstabiliser ou de modifier les fragiles équilibres de puissance d’une zone majeure d’un point de vue économique, mais étant parmi les plus instables d’un point de vue politique. BibliographieCordesman, Anthony, H.;
Iran's Military Forces: 1988-1993; Center for Strategic and
International Studies; Washington D.C.; September 1994 Cordesman, Anthony, H.;
Weapons of Mass Destruction in Iran; Delivery Systems, and
Chemical, Biological, and Nuclear Programs; Center for Strategic and International
Studies; Washington D.C.; 28/4/1998 Gates; R., Statement
of the Director of Central Intelligence Before the U.S. House of Representatives
Armed Services Committee Defense Policy Panel, 27/3/1992 Jane’s Defence Weekly, voir notes de bas de page. [1] Article initialement écrit pour le bulletin Conversion
de l'Ecole de la Paix de Grenoble [2] Chercheur, Groupe d'Etude sur les Armes et le Désarmement
- Université Catholique de Milan. [3] En terme de comparaison on note que, durant la même
durée mais en période de guerre (1985-1988) furent importés des
armes pour une valeur totale de 10,7 milliards. Source: Robert Gates, Statement of the Director
of Central Intelligence Before the U.S. House of Representatives
Armed Services Committee Defense Policy Panel, 27 Mars 1992. [4] MBT: Main Battle Tank. [5] Noter les récentes acquisitions des sous-marins
Kilo de la Russie et l’élaboration des
missiles anti-navires Silkworm
de production chinoise (projet Tondar-68
ou Zelzal-3, modification
du C-801 ou C-802 Eagle Strike). [6] Sigle adopté par les Etats-Unis. [7] A cette catégorie appartiennent notamment les missiles
Oghab. [8] La première version du Scud-B remonte à 1955. [9] Voir Jane’s
Defence Weekly, 11 Février 1989, p. 219 [10] Armoured personnal carrier. [11] Défense contre avions. [12] JDW, 4 Février 1989, pag. 167, Iran needs ‘$ 15-25 b to rebuild forces’, claim [13] Medium Range Ballistic Missile et Intermediate Range Ballistic Missile, missile balistique dont la portée se situe respectivement entre 800 et 2500 km et entre 2500 et 5500 km. |
Groupe
d'Etude sur le Nucléaire
Et les Relations Internationales
et Stratégiques
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