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Etudes Stratégiques et Géopolitiques sur l'Europe et l'Alliance Atlantique

François Mitterrand et la défense nucléaire de l'Europe

Loïck Benoit,
Allocataire de recherches, moniteur à l'Université François Rabelais de Tours,
Membre du Groupe d'Etudes et de Recherches sur la Coopération Internationale et Européenne
(GERCIE)

[Article initialement paru dans la Revue de Recherche Juridique - Droit Prospectif, 1998-2 (pp.639-653), N°XXIII - 73 (23e année - 73e numéro), Presses Universitaires d'Aix-Marseille - Reproduit avec l'accord de la revue]

 

 

François Mitterrand peut s'enorgueillir d'avoir œuvré au développement de l'Europe en mêlant étroitement l'avenir de la France à celui du Vieux Continent (1). Mais s'il existe un domaine où les difficultés de la construction européenne se trouvent exacerbées, c'est certainement celui de la défense. Héritier d'un passé très lourd à gérer – guerre et réconciliation franco-allemandes, échec de la C.E.D., politique nucléaire du Général de Gaulle ‑, François Mitterrand dut assumer ses nouvelles fonctions nucléaires et accompagner la recomposition géostratégique de l'Europe. A plusieurs reprises depuis son élection (2), le Président Jacques Chirac a envisagé de mettre la Force Nucléaire Stratégique (F.N.S.) à la disposition de l'Europe. Une telle entorse à la sacro-sainte indépendance française serait impossible si François Mitterrand n'avait pas amorcé une réflexion ouvrant éventuellement la voie à une défense nucléaire européenne.

Plusieurs possibilités s'offraient au chef de l'État : maintenir la défense française dans sa vocation exclusivement nationale, participer à un équilibre européen de dissuasion, ou élaborer une dissuasion européenne en coordination et concertation avec les autres États. François Mitterrand envisagea ces trois options pour la défense européenne en général (I) et pour la protection de l'Allemagne en particulier (II) sans pour autant arrêter une position irréversible.

 

I. L'ALTERNATIVE DE FRANÇOIS MITTERRAND : UNE "DISSUASION ÉLARGIE" OU "CONCERTÉE"

La F.N.S., conçue par et pour la France, était-elle adaptée à la défense de l'Europe ? Paul-Marie de la Gorce, de manière concise, formula les problématiques d'une sécurité européenne pour la France en ces termes : il convient de "Savoir sous quelle forme, de quelle façon et avec quelles conséquences pour sa doctrine de défense et pour ses propres forces la France devrait participer à la défense de l'Europe et contribuer à son élaboration" (3). Nonobstant ses a priori négatifs sur la dissuasion européenne (A), François Mitterrand dut réfléchir à de nouvelles perspectives militaires. La faiblesse de l'Europe, aux yeux du Président, résidait dans son absence d'intérêts vitaux (B). Malgré tout, François Mitterrand fut l'un des instigateurs de l'intégration politique avec l'Union européenne (C).

 

A. Les réticences de François Mitterrand à l'égard d'une dissuasion européenne

Européen convaincu dès 1948, François Mitterrand semblait prédisposé à promouvoir une défense européenne (1). Pourtant, il put, lui aussi, être taxé d"'eurosceptique" (2). Avant son départ, il mit tout de même en place les préliminaires d'une défense nucléaire européenne (3).

1. Ses prédispositions

Deux jours avant le premier tour des élections présidentielles de 1965, François Mitterrand dévoila son attirance aux Français : "Je vous demande de choisir l'Europe unie, structurée, rassemblée, contre le repli sur soi, contre l'isolement" (4). En 1967, il proclamait son attachement à un équilibre mondial qui le conduirait "à choisir sans réserve la voie de la construction de l'Europe (..)" (5). Puis en 1969, François Mitterrand évoqua un projet dans lequel la bombe atomique française serait mise à la disposition de l'Europe : "Certains suggèrent son transfert au niveau européen, quand l'Europe existera. Ce serait résoudre pour partie l'immense problème" (6). Cette éventualité, ruinant la dissuasion développée par le Général de Gaulle et consacrant la perte de souveraineté française, ne heurtait pas le candidat socialiste. Toujours aussi pragmatique et quelque peu visionnaire, François Mitterrand constatait, dès 1980, que "La machine soviétique cafouille, 1 Amérique n'est plus un partenaire sûr. De nouveaux pouvoirs doivent surgir, pour notre salut" (7).

Confronté aux réalités du pouvoir, le Président resta attaché à la défense européenne: "(..) c'est une idée dont je comprends la force, louable en soi, et qui doit constituer un objectif important de tous les responsables politiques de l'Europe occidentale, à condition d'avancer avec sagesse pour ne pas se bâtir sur du sable, ou au contraire de préparer des explosions nouvelles (..)" (8). S'il se montrait constructif, François Mitterrand planifiait cette idée sur le long terme : plus d'une décennie de réflexion et de préparation serait nécessaire (9). Mais le chef de l'État s'engageait dans une contradiction insoluble : pouvait-il promouvoir une défense européenne, supposée indépendante, et maintenir la souveraineté française ? Ce paradoxe contribua à brider les aspirations initiales du Président.

2. Son eurosceptiscisme

Les Réflexions sur la politique extérieure de la France furent l'occasion pour François Mitterrand d'exposer de manière froide sa nouvelle vision des choses

"L'Europe de la Défense a plus de chances de s'incarner dans les technologies du futur que dans les manœuvres figées du passé ou la quête impossible d'une réponse commune au défi nucléaire" (10). Il ne semblait plus prêt à la moindre concession. L'emploi de la F.N.S. n'étant pas prédéterminé, une "couverture nucléaire" élargie aux pays voisins était inenvisageable.

Pourtant, la Droite insistait pour que la France protégeât l'Europe. Le ministre de la Défense, André Giraud constatait que "La France dispose maintenant des moyens qui lui permettent d'affirmer la dimension européenne de sa sécurité (..)" (11). Le 8 mars 1988, le Premier ministre, Jacques Chirac, envisageait d'utiliser le nouveau missile à venir S 4 au profit de l'Europe comme avertissement au sein du sanctuaire soviétique. En dépit de cet élan pro européen, François Mitterrand restait réservé. Lors de sa campagne de 1988, il admit que "d'autres dimensions s'offrent à la communauté : une défense commune, l'unité politique (..). L’œuvre sera de longue haleine" (12). Après sa réélection, François Mitterrand dressa un bilan morose des progrès européens: "Comment construire l'Europe (..) politique sans construire l'Europe de la défense ? Mais comment construire l'Europe de la défense sans avoir construit l'Europe politique ? Le serpent se mort la queue (..). Toute décision est politique. Faute de quoi, rien ne se fera. Et rien ne s'est fait jusqu'ici" (13). Le scepticisme reléguait donc au second plan tout espoir d'intégration rapide : "La défense de l'Europe, je suis pour, je la veux. J'en cherche patiemment les chemins, mais j'en vois aussi les obstacles" (14). En 1991, François Mitterrand optait même pour une défense européenne fondée exclusivement sur un armement conventionnel (15). La future défense européenne resterait-elle à l'état de chimère ? Malgré ses réticences, François Mitterrand posa timidement les premières pierres d'une véritable dissuasion européenne.

3. Les préliminaires d'une défense nucléaire européenne

Le jour de la conclusion du Traité d'Union européenne, François Mitterrand déclara: "Pour la première fois, les Douze vont agir ensemble en politique étrangère, perspective qui nous paraît essentielle pour l'union politique..." (16).

L'idée d'une défense européenne était relancée, et le 10 juin 1992, François Mitterrand suggéra l'opportunité d'étudier une doctrine nucléaire pour l'Europe "Est-il possible de concevoir une doctrine [nucléaire] européenne ? Cette question-là deviendra très vite une des questions majeures de la constitution d'une défense européenne commune" (17). Il ne prit pas le risque de répondre à cette interrogation. Néanmoins, le Président eut le mérite d'ouvrir un débat jusque-là tabou. La défense de l'Europe serait-elle assurée par un parapluie nucléaire ou une simple année conventionnelle ? La réflexion s'amorçait sans que les bombes françaises dussent d'ores et déjà protéger le Vieux Continent. La concession de François Mitterrand n'était donc que rhétorique et non stratégique.

Par la suite, il eut l'occasion d'encadrer restrictivement l'élaboration de cette défense européenne. "La défense de nos intérêts vitaux, (..), cela veut dire que pour l'instant, l'arme nucléaire française n'est pas à la disposition de tout le monde ou des autres (..). Dans d'autres temps, ceux qui bâtiront l'Europe ou qui continueront cette construction, pourront examiner si l'évolution politique le permet, de quelle façon cet armement ou son utilisation pourrait être partagé. Aujourd'hui, cela me paraîtrait un contresens, et ce contresens, je n'entends pas le faire" (18). Une dissuasion européenne apparaissait prématurée à François Mitterrand. La faisabilité de cette stratégie restait impossible en l'absence d'intérêts vitaux propres à l'ensemble des Européens.

 

B. L'impérieuse nécessité des intérêts vitaux européens

Cette notion d'intérêts vitaux renvoie au concept de "dissuasion élargie". Bien que les Présidents successifs l'eussent reconnu parcimonieusement, le territoire national n'était pas le seul à représenter un intérêt vital pour la France. Dans le cadre de l'O.T.A.N. ou de l'Union de l’Europe Occidentale (U.E.O.), la France, au même titre que ses partenaires, pouvait être amenée à intervenir nucléairement au-delà de ses frontières. Après que Charles de Gaulle et Valéry Giscard d’Estaing aient tous deux envisagé un élargissement du sanctuaire (19), les Lois de Programmation Militaire (L.P.M.) élaborées sous les présidences socialistes proclamèrent, elles aussi, leur attachement à la sécurité en Europe (1). Pourtant, François Mitterrand – et c'est la raison majeure qui le dissuada de promouvoir une dissuasion européenne – jugea les intérêts vitaux européens trop immatures pour engager la France au-delà de l'hexagone (2).

1. Les L.P.M. socialistes et la défense de l'Europe

La première L.P.M. élaborée par la Gauche fut celle pour les années 1984-1988. La sécurité de la France prenait en compte plusieurs champs d'application. Le premier, concernait naturellement le "territoire français, qui constitue l'objet primordial de la défense (.)" (20). Le deuxième, visait "l'Europe de l'Ouest, couverte par l'Alliance atlantique et l'U.E.O., champ naturel et prioritaire de nos relations politiques, culturelles et économiques". Cette solidarité s'accompagnait d'une mission précise pour les forces armées : "‑ être en mesure de prendre part à la dépense de l'Europe occidentale et de ses approches maritimes (..). Refusant le neutralisme, la France doit être prête à honorer ses engagements dans le cadre de l'Alliance Atlantique, en récusant cependant tout automatisme". Le paradoxe est flagrant: François Mitterrand témoigne de sa solidarité extra-nationale mais l'indépendance reste décisive; elle exige une autonomie de décision. Implicitement, le Président ne partage pas les mêmes intérêts pour son pays que pour les Etats limitrophes.

La L.P.M. du 22 mai 1987, pour les années 1987‑1991 réalisa un compromis entre la majorité de Droite et présidentielle. L'éventualité d'une dissuasion élargie s'affichait ouvertement: "La France doit disposer des moyens de préserver son indépendance et de protéger l'intégrité de son territoire ainsi que ses intérêts vitaux, en particulier en Europe" (21). L’Europe était-elle devenue aussi vitale que le territoire français ? Non, et malgré l'influence atlantiste d'André Giraud, la L.P.M. prévit que la France "conservera sa liberté d'action et de décision". L'automaticité restait exclue.

Le Livre Blanc sur la Défense de 1994 relança le débat de l'épineuse défense européenne. Édouard Balladur, dans sa préface, n'hésita pas à affirmer que "Notre politique de défense doit en effet contribuer, avec l'entrée en vigueur du traité sur l'Union Européenne, à édifier peu à peu une défense commune européenne" (22). Le "brouillon" de la L.P.M. 1995‑2000 excluait un modèle de défense: "celui d'une stratégie axée exclusivement sur la sanctuarisation du territoire national" (23). A contrario, la sanctuarisation de l'Europe devenait une réalité. Une telle solidarité supposait une coopération accrue entre les partenaires européens et d'envisager "la mise en commun des moyens militaires" (24). François Mitterrand ne fut pas le rédacteur de ce livre mais il imposa au gouvernement ses propres exigences : "il n’y aura de doctrine nucléaire européenne, de dissuasion européenne, que lorsqu'il y aura des intérêts vitaux européens, considérés comme tels par les Européens, et compris comme tels par les autres" (25). Même tenu à l'écart des réflexions stratégiques à venir, François Mitterrand parvenait à imposer la prudence et surtout la patience.

2. L'immaturité des intérêts vitaux européens

La doctrine française ‑ du moins tant que la défense européenne n'était qu'un mythe ­- autorisait l'utilisation du feu nucléaire pour la sauvegarde des "intérêts vitaux" du pays et il incombait au Président de les définir. Mais "Faut-il et peut-on fixer à l'avance les intérêts vitaux de la France ?" (26). Autre difficulté, le concept français de dissuasion semblait incompatible avec le partage de décision: "(...) là se situent les limites de toute réflexion sérieuse sur une défense européenne (...)" (27).

A sa façon, François Mitterrand surmonta cette question et cet obstacle. Il tenta de galvaniser les esprits qui doutaient encore de la faisabilité d'une dissuasion européenne. Puisque les intérêts vitaux entre les différents pays n'existaient pas, il proposa de les créer: "Que l'Europe se dote de notions claires en matière d'intérêt vital commun, qu'elle aille assez loin dans sa conscience politique pour estimer que l'intégrité territoriale des uns engagent l'intégrité territoriale des autres..." (28). Charles de Gaulle rechercha vainement une "personnalité européenne". François Mitterrand préféra la notion d"'intérêts vitaux". Mais tous deux s'engagèrent à élargir le cadre géographique de la F.N.S. dès que leur idéal européen serait atteint: "Si l'Europe arrive au point où on pourra la considérer comme un territoire assez uni pour être défendu contre les mêmes dangers, au nom des mêmes intérêts vitaux, alors je serai, au nom de la France, disposé à engager une telle négociation [sur la mise au service de l'Europe de la F.N.S.]" (29). La condition posée par le chef de l'Etat n'étant pas remplie, il ne voulut jamais doter l'Europe d'une dissuasion. Le Président a transmis son concept "d'intérêts vitaux" à la postérité car, même après son départ, il fut utilisé comme base de réflexion par l'amiral Jacques Lanxade, chef d'état-major des Armées (30).

François Mitterrand jugeait la conscience européenne trop immature pour bénéficier d'une défense nucléaire. Ce point de vue ne l'empêcha pas d'accélérer la construction politique et militaire du Vieux Continent.

 

C. Intégration politique et militaire de l'Union Européenne

Dans cette optique, la défense européenne repose sur l'autre branche de l'alternative : la "dissuasion concertée". La France perdrait la plénitude de son indépendance dans la mesure où l'emploi de la F.N.S. relèverait des différents États européens. Avant d'étudier la position défendue par François Mitterrand dans le Traité sur l'Union européenne (T.U.E.) (2), examinons ce que recouvre ce type de dissuasion (1).

1. Les perspectives d'une "dissuasion concertée"

Le Professeur George-Henri Soutou s'est essayé à définir les implications d'une "dissuasion concertée" : "Elle suppose une concertation très approfondie en amont, non seulement sur. le plan stratégique mais aussi sur le plan politique, reposant sur des structures de coopération très développées. Elle suppose aussi un accord profond sur les directions stratégiques et sur la perception des menaces et des risques" (31). L'élaboration de la doctrine, la planification stratégique, et les hypothèses de mises en oeuvre de l'arme atomique ne seraient plus l'apanage de la France. En doctrine, certains juristes tentèrent d'élaborer une dissuasion européenne dans laquelle le monopole de dissuasion serait compensé par "Un groupe européen de planification nucléaire" (32). Frédéric Bozo imagina un modèle sui generis passant par trois phases successives. La première, d'ordre institutionnel devait régler les problèmes politiques à court et moyen terme. La deuxième consistait à doter les États non nucléaires d'un droit de regard sur la stratégie française. La troisième visait "à préparer la transition vers une politique de dissuasion unique stricto sensu" (33).

Les propos tenus par François Mitterrand en janvier 1992 au sujet d'une doctrine nucléaire européenne suscitèrent des réactions optimistes : "(..) le maintien d'une capacité française préstratégique ou tactique, installée en métropole, n'a de sens que dans le cadre d'une certaine coordination européenne (..). N'est-ce pas ce qu'a voulu suggérer le Président de la République en 1992 ?" (34). Le parti du Président insistait, lui aussi, pour que la France participât à la défense européenne. Le P.S., lors du congrès de Rennes de mars 1990, laissa entendre que "La France, notamment grâce à sa force de dissuasion, peut apporter une contribution importante à une identité ouest-européenne de défense, au sein d'un système de sécurité collective conçue a l'échelle de l'Europe tout entière" (35). Mais François Mitterrand~ pour des raisons politiques, était tenté de mettre en avant son propre statut nucléaire dans l'espoir de conserver son rang dans la hiérarchie internationale. Y renoncer aurait entraîner la dilution de la souveraineté française dans une entité européenne encore balbutiante. Malgré tout, François Mitterrand décida d'approfondir la construction de l'Europe en la dotant d'une défense commune.

2. François Mitterrand et la Politique Étrangère et de Sécurité Commune

En avril 1990, Helmut Kohl et François Mitterrand mirent au point une proposition conjointe sur le passage à l'Union politique. L'une de leurs idées consistait à définir et mettre en oeuvre une Politique Étrangère et de Sécurité Commune (P.E.S.C.) (36). A la veille de l'ouverture des conférences intergouvernementales sur l'Union monétaire et l'Union politique, François Mitterrand et Helmut Kohl (37) relancèrent le débat sur la sécurité en écrivant à Giuliano Andréotti, Président italien du Conseil des ministres C.E.E.. La volonté d'intégration (38) semblait assez profonde car les deux chefs d'États estimaient que "(..) la politique étrangère et de sécurité commune [avait] vocation à s'étendre à tous les domaines" (39) ; y compris nucléaire ?

En 1991, les deux partenaires peaufinèrent leurs projets et entendirent conférer à l'U.E.O. un rôle majeur dans l'Union politique, sous le contrôle du Conseil Européen. Ce dernier voyait ses pouvoirs élargis aux questions relatives "au désarmement, à la sécurité européenne et à la non-prolifération nucléaire" (40). Les 10 et 11 octobre 1991, à Maastricht, le Conseil Européen conclut le traité d'Union Politique sur la base d'un compromis conciliant deux conceptions opposées : "celle de la France et de l Allemagne, favorables à la mise en place d'une politique de défense commune autour de l'Union politique, celle de la Grande-bretagne et d'autres pays rétifs à l'émergence d'un pôle militaire indépendant de l’OTA N. (..)" (41). Les Douze s'accordèrent sur la définition et la mise en oeuvre d'une P.E.S.C. qui "inclut l'ensemble des questions relatives à la sécurité de l'Union européenne, y compris la définition à terme d'une politique de défense commune, qui pourrait conduire, le moment venu, à une défense commune" (42). L'U.E.O. fut chargée de mettre en oeuvre cette politique de sécurité. Ipso facto, l'Europe disposait d'une base juridique pour une intervention militaire commune (43).

François Mitterrand avait-il consentit à une dissuasion concertée ? A très long terme, peut-être, mais pour les années à venir, le traité lui-même, à l'article J.4 alinéa 4, introduisait une barrière : la politique de sécurité commune n'affecte pas le caractère spécifique de la politique de sécurité et de défense de certains Etats membres, c'est-à-dire la politique nucléaire de la France et de la Grande-bretagne. Si l'Europe s'engageait dans une "dissuasion concertée", il semblait illusoire d'affirmer que les politiques nucléaires n'en fussent pas affectées (44). Techniquement, François Mitterrand avait la possibilité d'élargir la dissuasion nucléaire à l'ensemble de l'Europe. Politiquement, grâce à cette "dissuasion concertée", la France aurait pu offrir à ces partenaires un cadre juridique et militaire afin de conférer à l'Europe une défense atomique.

Pourtant, François Mitterrand ne choisit ni l'une, ni l'autre de ces options nucléaires. Il ouvrit le débat, amorça une réflexion sur l'identité européenne et engagea prudemment la France dans une future défense européenne. Sa mission s'arrêta là, et il estima que ses successeurs devraient concrétiser ces premiers pas (45).

On évoque souvent l'existence d'une Europe à plusieurs vitesses (46). La défense n'échappe pas à cette méthode. En effet, François Mitterrand entretint avec l'Allemagne des relations beaucoup plus poussées qu'avec ses autres partenaires, privilégiant ainsi 1"'axe franco‑allemand".

 

II. FRANÇOIS MITTERRAND ET LA PROTECTION NUCLÉAIRE DE L'ALLEMAGNE

François Mitterrand ne fut jamais obsédé par "les vieux démons" (47) franco-germaniques et il manifesta sans cesse son attachement à l'Allemagne. Au sujet de cette dernière, il prétendait que "La France n'a pas de meilleur, plus solide partenaire en Europe où elle en compte d'excellents" (48). En dépit de cette affirmation, François Mitterrand ne voulut pas développer une solidarité trop grande avec son homologue d'outre-Rhin (A). Les changements successifs des chefs d'États ne renforcèrent pas pour autant le partenariat. Dans la continuité, "On est passé, (..) du "couple " Valéry-Helmut 1 au couple Helmut I-François, puis au couple François-Helmut II" (49). Si l'on peut relever l'intensification de la coopération entre le dernier "couple", aucune des tentatives ne fut suivie de retombées radioactives (B).

 

A. Une solidarité franco-allemande limitée

Tant du côté allemand (50) que français, l'hypothèse d'une défense commune avait des conséquences qu'on ne pouvait occulter. C'est la raison pour laquelle les enjeux d'une telle coopération méritent d'être examinés (1). Deux éléments prouvent que la solidarité était limitée. Tout d'abord, François Mitterrand laissa planer le risque des Armes Nucléaires Tactiques (51) (A.N.T.) sur l'Allemagne (2). Ensuite, il n'accepta jamais de protéger automatiquement son voisin (3).

1. Les enjeux d'une coopération germano-française

François Mitterrand voulait lier Bonn au camp occidental et l'empêcher de dériver vers le neutralisme. Pour cela, le Président devait remplir une mission délicate : prouver à l'Allemagne que la France ne la considérait pas comme un glacis et que les deux pays partageaient des intérêts en matière de défense. La position de l'Allemagne était des plus inconfortables et légitimement, les Allemands "ne veulent pas devenir la rampe de lancement des fusées stratégiques européennes et ne veulent pas rester la cible des fusées tactiques françaises" (52). L'Allemagne disposait (53) de trois façons de garantir sa sécurité : s'en remettre aux Etats-unis, solliciter l'aide de la France, assurer elle-même sa propre défense. La première hypothèse s'inscrivait dans une réalité incontournable: l'ancrage de l'Allemagne à l'O.T.A.N. (54). La troisième possibilité semblait vouée à l'échec avant même sa mise en oeuvre en raison du statut particulier de l'Allemagne, hérité de la Seconde Guerre mondiale. Et François Mitterrand ne manquait pas de le remarquer: il "lui interdit certains développements militaires, notamment sur le plan nucléaire" (55). A l'occasion du Traité Deux plus Quatre de 1990, la R.F.A. renonça définitivement aux armes nucléaires, s'empêchant de posséder sa propre dissuasion nucléaire.

Les Allemands, pour 72% d'entre eux, refusaient une défense fondée sur l'utilisation de têtes nucléaires sur leur territoire (56). Cette opposition au nucléaire s'expliquait simplement. Primo, même scindés en deux Etats, les Allemands appartenaient au même peuple. Par conséquent, les habitants de la R.F.A. n'acceptaient pas que leurs frères de R.D.A. fussent victimes d'un bombardement atomique. Secundo, et de manière plus égoïste, les Allemands de l'Ouest craignaient pour leur propre sécurité en raison des effets directs ou collatéraux d'un conflit européen (57). L'enjeu pour François Mitterrand était le suivant: faire les "yeux doux atomiques" (58) afin que les Allemands daignent supporter la bombe atomique française. Le charme se devait d'être efficace en raison du risque majeur que représentaient les A.N.T. pour l'Allemagne.

2. La menace des A.N. T.

Les missiles Pluton, puis Hadès s'inscrivaient dans une logique bien précise. Valéry Giscard d'Estaing en fut le promoteur car il souhaita doter la France d'une capacité d'intervention sur le champ de bataille. La finalité de ces armements étant uniquement européenne, la possession par la France de cet arsenal induisait une réalité stratégique : l'armement tactique français représentait le dernier rempart contre l'U.R.S.S. avant l'emploi des armes stratégiques. De facto, la France avait l'obligation militaire de protéger l'Europe. François Mitterrand récusa cette conception giscardienne, et il assimila les A.N.T. aux armes stratégiques (59). Mais "le non-dit, c'est que l'armement nucléaire français s'adresse au moins autant à l'Allemagne qu'à l'U.R.S.S." (60). Cette réalité irréfragable conduisit les Allemands à contester l'éventualité d'un bombardement sur leur territoire. A l'instar de M. Wômer (61), ministre allemand de la Défense, ils demandèrent à contrôler les A.N.T., ou pour le moins, de bénéficier du système de la "double clé" ; le déclenchement des A.N. T. n'aurait été réalisable qu'avec l'accord des deux États.

En monarque nucléaire, François Mitterrand centralisait l'ensemble du processus: la mise à feu, bien sûr, mais aussi la doctrine d'emploi ou la conception des armes. Après que M. Stoltenberg, ministre de la Défense allemand en 1990, eut manifesté son désaccord à la production des Hadès, François Mitterrand s'énerva

"De quoi se mêlent-ils [les Allemands] : Je ne veux pas discuter de notre nucléaire avec eux. Je ne ferai pas l’Hadès, mais je ne veux pas savoir qu'ils sont du même avis !" (62). En avril 1990, la question du Hadès fut abordée au cours du cinquante cinquième sommet franco-allemand. Inlassablement, François Mitterrand tentait de justifier la nécessité pour la France de posséder un tel armement. Mais de manière surprenant, Helmut Kohl manifesta son soutien au président français : "Le Hadès ne me cause aucun souci. S'il n y avait que des partenaires comme la France dans ce domaine, il n’y aurait aucun problème" (63). Si le chancelier se montrait conciliant, François Mitterrand ne manifestait pas une grande solidarité pour ses voisins qu'il persistait à menacer. Cette mauvaise volonté, de manière encore plus cynique, se révéla dans le refus d'engager automatiquement la F.N.S.

3. Le refus de protéger automatiquement l'Allemagne

Aucun Président de la République, pas même Valéry Giscard d'Estaing, ne consentit à protéger automatiquement l'Allemagne grâce à la F.N.S. "Cette automaticité priverait tout président de sa liberté d'apprécier les origines et les causes d'un éventuel conflit, sa nature et sa portée, ainsi que la manière dont la France doit y être intéressée ; elle le priverait de sa liberté d'action et de jugement et, en définitive, de son indépendance même (..)" (64). François Mitterrand n'échappait pas à cette règle de conduite. Dès 1980, il développa la notion de sanctuaire: "(..) il est impossible à la France défaire autre chose que d'assurer la défense de son propre territoire par la dissuasion nucléaire. Toute sortie hors de chez elle contredirait fondamentalement cette stratégie, nous mêlerait à des conflits que nous ne pourrions plus dominer et nous ferait rentrer dans un système où nous perdrions notre autonomie de décision" (65). En 1984, François Mitterrand dut affronter directement les demandes d'Helmut Schmidt, l'ancien chancelier, qui lui remit, le 22 juin, le plan d'une unité franco-allemande. Il y suggérait "une déclaration unilatérale du Président de la République, par laquelle la mission de force de frappe nucléaire autonome sera étendue au territoire allemand' (66). Le 28 juin 1984, devant le Bundestag, Helmut Schmidt récidiva et demanda que la France étendît son parapluie nucléaire à son pays. Mais "sa suggestion n'eut pas d'échos à Paris" (67).

François Mitterrand ne voulait pas protéger l'Allemagne ni, a fortiori, les autres pays européens. La peur d'une escalade nucléaire incontrôlée motivait ce refus: "Si je disais que la force atomique française protégerait la R.F.A., pourquoi pas la Belgique, les Pays-bas, ... Nous n'en avons pas les moyens. Je crois même que poser le problème en ces termes, c'est s'interdire d'approfondir" (68). En 1986, François Mitterrand demeurait inflexible: "11 n y a (..) pas de modification de la stratégie de dissuasion française, pas de défense au-delà du territoire français" (69). La première cohabitation et les tendances atlantistes d'André Giraud risquaient d'infléchir le Président. Le Premier ministre, Jacques Chirac, prit l'initiative d'ouvrir une énième polémique. Dans un discours devant l’IHEDN le 12 décembre 1987, il s'interrogea: "Qui peut douter désormais, dans l'hypothèse où la R.F.A. serait victime d'une agression, que l'engagement de la France serait immédiat et sans réserve ? II ne peut y avoir une bataille d Allemagne et une bataille en France" (70). La semaine suivante, François Mitterrand prit le soin de répondre aux incartades politiques et stratégiques de Jacques Chirac : "Le Président est le seul à pouvoir décider si et quand les intérêts vitaux sont en cause. L Allemagne fédérale est notre alliée (..) [mais] cela ne pourra aller jusqu'au partage de la décision et de l'emploi des forces nucléaires" (71).

Le chef de l' Etat n'excluait pas d'intervenir en Allemagne mais il se refusait toujours à tout automatisme. Si François Mitterrand n'était pas étroitement solidaire de l'Allemagne, il développa néanmoins une coopération avec elle. Mais là aussi, les tentatives dans les domaines nucléaires furent des échecs.

 

B. Une coopération sans retombées radioactives

A l'initiative de la France ou de l'Allemagne, des tentatives de coopération s'amorcèrent. Les deux pays tentèrent d'instaurer une concertation dans l'utilisation de l'A.N.T. (1) et François Mitterrand s'engagea à ne pas bombarder l'Allemagne (2). Mais dans ces deux domaines, le partenariat tourna court. Seul un rapprochement militaire déboucha sur un succès (3).

1. Concertation de l'Allemagne dans l'utilisation de l'A.N.T.

La F.N.S. pouvant frapper l'Allemagne, la décence diplomatique exigeait l'instauration d'un minimum d'arrangements et de discussions. Dès le 18 décembre 1985, François Mitterrand admit qu'une information ou une concertation était concevable (72). Mais, en janvier 1986, la rencontre de Baden-Baden ne déboucha sur aucune avancée officielle. François Mitterrand exposa une conception jacobine de la coopération entre les deux pays : "Le pouvoir nucléaire, lui est plus délicat. Il s'agit d'une arme typiquement nationale, qui relève en l'occurrence du seul commandement français, en particulier du Président de la République" (73). Il excluait le partage du pouvoir nucléaire et n'évoquait nullement une quelconque concertation. Pourtant, un mois plus tard, François Mitterrand sembla opérer un revirement. Il chargea le général Saulnier, son chef d'état-major, de rencontrer son homologue allemand, le général Altenburg, pour évoquer d'éventuelles consultations nucléaires (74). Ce premier contact fut suivi de propositions concrètes dans la perspective du prochain sommet. Le Chancelier proposait que François Mitterrand acceptât d'associer l'Allemagne à la décision d'emploi de l'arme nucléaire française "Dans le cadre de la collaboration politico-stratégique avec la R.F.A., le gouvernement français se déclare disposé à consulter le gouvernement allemand avant tout emploi d'armes nucléaires françaises dans la mesure où un tel emploi affecterait directement les intérêts vitaux de la R.F.A." (75).

François Mitterrand ne donna pas entière satisfaction à Helmut Kohl mais il consentit une "Déclaration concernant un accord entre le Président de la République française et le Chancelier fédéral de la R.F.A.", adoptée à l'Elysée le 28 février 1986, aux termes de laquelle des consultations étaient officiellement prévues : "Dans les limites qu'impose l'extrême rapidité de telles décisions, le Président de la République se déclare disposé à consulter le Chancelier de la R.F.A. sur l'emploi éventuel des armes préstratégiques françaises sur le territoire allemand. Il rappelle qu'en cette matière, la décision ne peut être partagée" (76). Le même jour, dans sa conférence de presse, François Mitterrand commenta cette déclaration : "Eh bien, la France considère qu'elle a un devoir à l'égard de la R.F.A. et à l'égard du territoire allemand dans la définition que j'ai exposée, car cela comporterait en effet des effets nucléaires. (..) Mais nous n'entendons pas user du sol et des vies humaines sur un territoire ami sans avoir de conversations, de consultations, de connaissance mutuelle des causes et des effets les plus approfondis possibles avec le Chancelier allemand' (77). Ayant mis un doigt dans l'engrenage, la France se trouva contrainte de négocier les conditions d'emploi de l'A.N.T. François Mitterrand réagit immédiatement: "Pas question ! J'ai toujours refusé de négocier cela avec les Allemands. Je ne l'accepte pas plus aujourd'hui" (78). Puis, en octobre 1987, "le Président donne un coup d'arrêt à toute négociation franco-allemande sur l'usage nucléaire" (79) et ordonna à Jean Saulnier de cesser ce rapprochement. Sans revenir sur la Déclaration de 1986, François Mitterrand ne poursuivit pas plus avant cette coopération. Un autre aspect de la collaboration concerna l'utilisation ou non des A.N.T. sur l'Allemagne.

2. L'hypothétique bombardement de l'Allemagne

A partir d'octobre 1987, François Mitterrand souhaita préciser sa conception de "l'ultime avertissement" délivré sur les territoires voisins. Le 21 octobre, à Aix-la-Chapelle, il révéla publiquement son envie d'écarter l'Allemagne du risque atomique français : "II ne faut pas partir du postulat selon lequel la France aurait pour objectif d'adresser un avertissement à l'adversaire sur le territoire allemand. La stratégie de la France (..), c'est tout simplement d'atteindre directement le sol de l'agresseur, et il est devenu hors de question que la R.F.A. puisse être le pays agresseur" (80).

Malgré cette garantie, le recours à "l'ultime avertissement" restait controversé dans les enceintes internationales. Au cours d'une conférence de presse à Bruxelles en mars 1988, François Mitterrand s'appliqua à rassurer le Chancelier Helmut Kohl et ses compatriotes: il faut que les Allemands sachent que telle n'est pas notre volonté. Je dirais même que tout sera fait pour que cela n'ai pas lieu. "L'ultime avertissement" doit, par principe, (..) frapper celui qui se déclarerait comme l'agresseur et non pas celui qui est allié" (81). En 1990, l'Allemagne n'était plus la seule exclue d'un éventuel bombardement: la R.D.A., la Pologne, ainsi que la Tchécoslovaquie ne constituaient plus, aux dires du Président, des cibles potentielles des A.N.T.. François Mitterrand se refusait à bombarder l'Europe de l'Est.

Mais ses déclarations relevaient plus du discours diplomatique que des réalités stratégiques. Officieusement, François Mitterrand conservait une totale liberté quant aux territoires victimes de la F.N.S.. En privé, il avouait que "Dans mon esprit, il n'est pas question de tirer des coups nucléaires sur le territoire de la R.F.A. ou même de l'autre Allemagne. Mais enfin, il ne faut pas se l'interdire !" (82). L'hypocrisie de François Mitterrand résidait dans son refus de conclure un accord confirmant ses promesses: "Est-ce que l'on a l'intention de tirer un coup nucléaire sur 1 Allemagne ? Non, naturellement, on ne le veut pas, on fera tout pour l'éviter. Faut-il l'écrire ? Non, nous ne pouvons pas nous lier les mains en cas de guerre (..)" (83). La primauté donnée à l'indépendance française empêchait tout approfondissement des rapports nucléaires franco-allemands. En dépit des dérobades présidentielles, quelques avancées en matière conventionnelle purent voir le jour, à condition que la F.N.S. ne fût pas en jeu.

3. Le rapprochement militaire

Le jumelage n'est pas nouveau puisqu'en janvier 1963, Charles de Gaulle et Konrad Adenauer conclurent le traité de l'Elysée afin de constituer un noyau stratégique permettant d'harmoniser leur doctrine en vue d'aboutir à une conception commune (84). En février 1982, François Mitterrand décida, en accord avec le Chancelier Schmidt, de réactiver ce traité. Mais les échanges étaient volontairement limités au seul domaine conventionnel. Durant un sommet franco-allemand, en novembre 1985, le Président encadra cette coopération : "Tout est possible, sauf l'intégration de l'arme nucléaire, en raison des réactions soviétiques et de l'intérêt évident de la France. J'ai prévenu Gorbatchev que nous allions renforcer nos liens militaires. Il a tout de suite demandé : "Et le nucléaire, allez-vous intégrer les commandements ?". C'est un point que l'U.R.S.S. n'acceptera jamais. Sur le reste, je suis d'accord' (85). En octobre 1987, François Mitterrand proposa la création, par Paris et Bonn, d'un Conseil de sécurité et de défense. A l'occasion du cinquantième sommet entre les deux pays, à Karlsruhe, ce projet fut entériné. Le but de cette structure était, d'une part, d'élaborer des conceptions communes dans le domaine de la défense et de la sécurité, d'autre part, d'assurer le développement de la concertation des deux États sur les questions intéressant la sécurité en Europe.

Mais une fois de plus, les négociations achoppèrent sur l'inévitable problème du nucléaire. Le Conseil serait-il compétent au sujet de la F.N.S. ? La réponse fut négative. Une fois ce sujet tabou évacué, les deux chefs d'Etat approuvèrent le protocole instaurant le Conseil de défense. A l'époque où les puissances européennes réfléchissaient sur l'avenir de leurs modèles militaires, la coopération franco-allemande représentait une aubaine. L'Allemagne, définitivement attachée au conventionnel (86), refusait une défense nucléaire. Inversement, la France, détentrice de l'arme atomique, ne pouvait plus assumer seule les impératifs d'une armée de terre efficace. Par effet de synergie, les deux pays auraient pu constituer une défense de première qualité. Mais la mise en commun des points forts de chacun ne fut pas retenue.

En juin 1987, Helmut Kohl et François Mitterrand esquissèrent l'idée d'intégrer des divisions de leurs armées respectives. La brigade franco-allemande était lancée (87). Le 22 janvier 1988, lors du vingt cinquième anniversaire de la conclusion du traité de l'Elysée, la création de cette alliance fut confirmée solennellement. Trente quatre années après l'échec de la C.E.D., la brigade constituait la deuxième tentative d'intégration militaire en Europe occidentale. Opérationnelles en octobre 1990, ces troupes effectuèrent des missions connues sous le nom de "Kecher Spatz" ou "Moineau Hardi". Au sommet de La Rochelle, les 21 et 22 mai 1992, François Mitterrand et Helmut Kohl décidèrent la création d'un corps de défense, l'Eurocorps, de trente cinq milles hommes, afin de "doter l'Union Européenne d'une capacité militaire propre" (88). A l'occasion du dernier 14 juillet du double septennat, François Mitterrand donna "un sacré coup d'accélération à la défense européenne" (89) en conviant la future armée européenne (?) à défiler sur les Champs Elysées. Mais cette invitation constitua l'ultime symbole d'une coopération en trompe l’œil. Le nucléaire, au plan de la conception comme de l'emploi, restait irrémédiablement exclu des prérogatives allemandes.

Cette étude du couple François Mitterrand/défense nucléaire de l'Europe révèle toute l'ambivalence -voire l'ambiguïté- du personnage. Emprunt de ses convictions européennes et pacifistes, il ne négligeait pas pour autant ses responsabilités militaires. Il se plaisait à demander qu'on laissât du temps au temps. François Mitterrand appliqua ce proverbe à l'Europe et il surmonta ses contradictions avec brio : tout en conservant intacte l'indépendance nucléaire française, il aiguilla la défense européenne dans une direction intégrationniste.

 

 

(1) Il faut reconnaître, avec P. Moreau Defarges, que François Mitterrand jouissait d'une "image de grand Européen", cf., ""...J'ai fait un rêve..." Le président François Mitterrand, artisan de l'Union européenne", in Politique étrangère, 2/85, p. 359. J. Monnet se plaisait à dire : "Mitterrand, en matière européenne, est une valeur sûre" propos rapportés par E. Weisenfeld, "François Mitterrand: l'action extérieure", in Politique étrangère, 1/86, p. 131 ; H. Kohl, "Le grand Européen qui s'en va", in Le monde du 11 mai 1995. V. enfin R Tiersky, "Mitterrand’s Legacies", in Foreign Afairs, January/Febrnary 1995, Volume 74, number 1, pp. 112‑121.

(2) Par exemple, cf. discours du 8 juin 1996, "La dimension européenne apparaît (..) dans notre dissuasion nucléaire", in P.E.F, juin 1996, p. 211 ; V. le "concept stratégique" adopté par le Conseil franco-allemand de défense et de sécurité lors de la réunion de Nuremberg le 9 décembre 1996, publié in Le Monde du 25 janvier 1997.

(3) P.- M. de la Gorce, "Les deux grands décideront-ils le sort de la défense européenne ?", in Le Monde diplomatique, novembre 1987.

(4) F. Mitterrand, Politique, Fayard, 1977, p. 430.

(5) ibid., p. 449.

(6) F. Mitterrand, Ma part de vérité, Fayard, 1969, p. 193

(7) F. Mitterrand, Ici et maintenant, Fayard, 1980, p. 225.

(8) F. Mitterrand à "L'heure de vérité" sur Antenne 2 le 16 novembre 1983, cité in L’Année Politique, 1983, p. 245.

(9) P.‑M. de la Gorce, "La France et la défense de l'Europe", in Le Monde diplomatique, janvier 1984.

(10) F. Mitterrand, Réflexions sur la politique extérieure de la France, Fayard, 1986, p. 100.

(11) Discours d'A. Giraud à Chatham House le 22 mars 1988, in Défense Nationale, mai 1988, p. 15.

(12) F. Mitterrand, "Lettre à tous les Français", in L'Année Politique, 1988, p. 172.

(13) Allocution de F. Mitterrand devant les auditeurs de l'I.H.E.D.N., le 11 octobre 1988, in Défense Nationale, novembre 1988, pp. 23‑25.

(14) ibid., p. 23.

(15) CE Interview de F. Mitterrand à l'hebdomadaire Elsevier du 28 février, in P.E.F., février 1991, p. 116.

(16) F. Mitterrand, cité par J. Wessel, in La double défaite de Mitterrand, Albin Michel, 1992, pp. 150151.

(17) F. Mitterrand, cité par J. Almaric, "La construction communautaire et l'avenir de la force de dissuasion" in Le Monde du 12‑13 janvier 1992.

(18) Intervention de F. Mitterrand sur le thème de la dissuasion, in P.E.F., mai 1994, p. 25.

(19) De Gaulle promit "que lorsqu'une personnalité européenne en matière de politique extérieure et de défense serait apparue, la force de frappe française apporterait par la force des choses une garantie nucléaire à l'ensemble des six". Valéry Giscard &Estaing eut également (occasion de manifester sa , solidarité à l'endroit de ses voisins. En 1976, il affirma être 'favorable à une "sanctuarisation élargie" c'est-à-dire à l'extension de la garantie nucléaire stratégique française à tout ou partie de l'Europe occidentale".

(20) Loi du 8 juillet 1983, in La politique de Défense de la France, Fondation pour les études de Défense Nationale, 1989, p. 199.

(21) Loi du 22 mai 1987, ibid., p. 216.

(22) Livre Blanc sur la Défense 1994, La Documentation Française, 1994, p. 4. Enchanté par son premier Livre Blanc, E. Balladur tentera de récidiver l'expérience au niveau européen en soumettant le même genre d'étude à un Conseil Européen. Cf. Discours d'E. BALLADUR le 8 septembre 1994 devant les auditeurs de l'I.H.E.D.N., in Défense Nationale, novembre 1994, p. 16.

(23) Livre Blanc sur la Défense 1994, op. cit., p. 76.

(24) ibid., p. 53.

(25) Interview de F. Mitterrand à l'A.F.P. du 9 janvier, in P.E.F., janvier 1994, p. 32. La même phrase sera reprise intégralement dans le Livre Blanc à la p. 81.

(26) P.‑M. de la Gorce, "Dissuasion française et défense européenne", in Le Monde diplomatique, septembre 1985.

(27) P.‑M. de la Gorce, "La France et la défense de l'Europe", op. cit.

(28) Intervention de F. Mitterrand sur le thème de la dissuasion, op. cit., p. 32.

(29) Interview de F. Mitterrand au Nouvel Observateur du 26 mai, in P.EF., mai 1994, p. 159.

(30) J. Lanxade devant les auditeurs du comité d'étude de Défense Nationale le 15 juin 1995 affirma qu"'il n'est en revanche pas trop tôt pour aborder, entre Européens, l'appréciation d'intérêts vitaux communs" in Défense Nationale, août‑septembre, 1995, p. 19.

(31) G.‑M. Soutou, "Dissuasion élargie, dissuasion concertée ou dissuasion pour le roi de Prusse", in Géopolitique, n° 52, p. 41.

(32) cf. C. Zorgbibe, "Manifeste pour une défense européenne de l'Europe", in C. Zorgbibe, Textes de stratégie nucléaire, Q.S.J., n° 2774, PUF, 1993, p. 36.

(33) F. Bozo, "Une doctrine nucléaire européenne : pour faire quoi et comment ?", in Politique étrangère, 1992/2, pp. 407 et s.

(34) M. Conze et J. Picq, "L'avenir de la dissuasion nucléaire", in Défense Nationale, fév. 1993, p. 23.

(35) cf. P. Buffotot, "La politique de défense de la France", in ARES, 1990‑3, p. 66.

(36) Cf. J. Attali. Vertatim III, Fayard, 1995, p. 466.

(37) Sur les enjeux de la P.E.S.C. pour l'Allemagne, lire P. Moreau Défarges, "L'Allemagne et l'avenir de l'unification européenne", in Politique étrangère, 4/91, pp. 855‑856.

(38) Sur le genèse du TUE, lire H. Védrine, Les mondes de François Mitterrand, Fayard, 1996, pp. 457‑479.

(39) Lettre adressée à G. Andréotti, in L'Année Politique, 1990, p. 221.

(40) Propositions franco-allemandes pour la politique de défense, in L'Année Politique, 1991, p. 196.

(41) M. Drain, c. Lescot, B. Vieillefosse, "La sécurité en Europe", in Regards sur l'actualité, N° 213, juillet‑août, 1995, p. 30.

(42) Article J.4 du T.U.E.

(43) Notons que depuis la conclusion du traité, la Grèce est devenue membre de plein droit de l’U.E.O. L'Irlande et le Danemark sont devenus observateurs, comme l'Autriche, la Finlande et la Suède.

(44) Pour une analyse critique de la P.E.S.C., cf. M.‑F. Garaud et P. Séguin, De l'Europe en général et de la France en particulier, Le pré au Clercs, 1994, pp. 97 et s.

(45) Interview de F. Mitterrand au Nouvel Observateur du 26 mai, in P.EF., mai 1994, p. 159.

(46) P. Maillet et D. Velo (sous la direction), L'Europe à géométrie variable, L'Harmattan, 1994, 262 p.

(47) Sur ce thème récurent dès que les relations entre les deux pays s'obscurcissent, lire B.‑H. Lévy, "Le retour des démons", in Der Spiegel, n° 14, avril 1990, pp. 211‑220 et I. Kolboom, "A la chasse aux vieux démons: la France et l’Allemagne unie", in Politique étrangère, 1991, pp. 715‑721.

(48) F. Mitterrand, Réflexions sur la politique extérieure de la France, op. cit., p. 95.

(49) A. Grosser, Affaires extérieures. La politique de la France 1944‑1984, Flammarion, 1984, p. 305.

(50) Le nom Allemagne, employé dans nos développements, visera uniquement la République Fédérale d'Allemagne ‑du moins jusqu'à la chute du mur de Berlin. Suite aux événements de décembre 1989 et à la réunification du 20 septembre 1990, l'Allemagne absorbera la R.D.A.. Pour le déroulement de la réunification, cf. "La chronologie des deux septennats", in Regards sur l'actualité, N° 209‑210, mars‑avril 1995, pp. 168 et 179 ; H. Védrine, op. cit., pp. 423‑479.

(51) Pour une présentation de ces armes, cf. L. Benoit, François Mitterrand et le nucléaire militaire, Mémoire de DEA, Tours, 1996, pp. 25-27 et 42.

(52) W. Schutze, cité par P: M. de la Gorce, "Dissuasion française et défense européenne", in Le Monde diplomatique, septembre 1985.

(53) Pour une vision anglo-saxonne de la politique étrangère allemande au sortir de la réunification, lire E. Pond, "Germany in the new Europe", in Foreign Affairs Spring 1992, Volume 71, number 2, pp. 114‑130 ; T. Garton Ash, "Germany's Choice", in Foreign Afairs, July/August 1994, Volume 73, number 4, pp. 65‑81.

(54) Sur les relations germano-américaines, cf. G.‑M. Soutou, op. cit., p. 38.

(55) F. Mitterrand à "L'heure de Vérité" le 16 novembre 1983, in L'Année Politique, 1983, p. 245.

(56) cf. F. Tonello, "L'Allemagne entre le nucléaire et le pacifisme", in Le Monde diplomatique, février 1983.

(57) cf. J. Nicot, "De la dissuasion française au réveil européen", in Le Monde diplomatique, juillet 1987.

(58) L'expression est de T. Garcin, "La France et l'arme nucléaire dans l'après-guerre froide", in Le Trimestre du monde, ler Trimestre 1996, p. 145.

(59) Les armes stratégiques englobent les missiles des sous-marins nucléaires lanceurs d'engins, ceux du Plateau d'Albion et la force aérienne stratégique.

(60) C. Wiznitzer, Le grand gâchis ou la faillite d'une politique étrangère, First Documents, 1991, p. 47.

(61) cf. J. Attali, Verbatim 1, Fayard, 1993, p. 639.

(62) F. Mitterrand cité par J. Attali, in Verbatim 111, op. cit., p. 430.

(63) C. Tréan, "Ni M. Kohl ni M. Mitterrand ne remettent en cause le missile Hadès", in Le Monde du 28 avril 1990.

(64) P.‑M. de la Gorce, "Les Deux Grands décideront-ils du sort de la défense européenne ?", op. cit.

(65) "Un entretien avec M. François Mitterrand", in Le Monde du 31 juillet 1980.

(66) Lettre rapportée par J. Attali, in Verbatim 1, op. cit., p. 657.

(67) L. Wiznitzer, op. cit., p. 48.

(68) F. Mitterrand, cité par 1. Attali, in Verbatim I, op. cit., p. 904.

(69) F. Mitterrand, cité par J. Attali, in Verbatim 11, Fayard, 1995, p. 118.

(70) Discours de J. Chirac, in P.E.F., décembre 1987, p. 129.

(71) F. Mitterrand dans le Nouvel Observateur du 18 décembre 1987.

(72) CE J. Attali, Verbatim 1, op. cit., p. 905.

(73) Conférence de presse de F. Mitterrand du 16 janvier 1986, in L'Année Politique, 1986, p. 226.

(74) cf. J. Attali. Verbatim 1, pp. 924‑925.

(75) Projet de déclaration du 19 février 1986, cité par J. Attali in Verbatim I, op. cit., pp. 928‑929.

(76) Déclaration de F. Mitterrand le 28 février, in P.E.F., janvier‑février 1986, p. 100.

(77) ibid., p. 103.

(78) F. Mitterrand, cité par J. Attali, in Verbatim II, op. cit., p. 375.

(79) ibid., p. 396.

(80) F. Mitterrand, cité par J. Attali, in Verbatim Il, op. cit., p. 404.

(81) Conférence de presse de F. Mitterrand le 3 mars, in P.E.F., mars‑avril 1988, p. 13.

(82) F Mitterrand en avril 1989, cité par J. Attali, in Verbatim 111, op. cit., p. 217.

(83) ibid., p. 222.

(84) Sur l'historique et le développement de ce jumelage, v. par exemple A. Grosser, "France Allemagne: 1936-1986", in Politique étrangère, 1/86, pp. 247‑255 ; D: S. Yost, "La coopération franco-allemande en matière de défense", in Politique étrangère, 4/88, pp. 841‑854 ; C. Millotat et J.‑C. Philippot, "Le jumelage franco-allemand pour la sécurité de l'Europe", in Défense Nationale, octobre 1990, pp. 67 et s. ; U. Leimbacher, "La coopération franco‑allemande clé pour l'essor de l'Europe", in Relations Internationales, n° 70, été 1992, pp. 221‑234 ; P. Moreau Défarges, "Le couple franco-allemand : quel avenir ?", in Défense Nationale, août‑septembre, 1995, pp. 109 et s.

(85) F. Mitterrand, cité par J. Attali, in Verbatim 1, op. cit., p. 874.

(86) Sur le potentiel de l'armée allemande, lire G. Van Orden, "La Bundeswehr en transition", in Politique étrangère, 4/91, pp. 873‑890 ; C. Tomuschat, "Les opérations des troupes allemandes à l'extérieur du territoire allemand", in A.F.D.L, 1993, pp. 451-467 ; du même auteur, "Le juridisme fait place à la politique. L'arrêt de la Cour constitutionnelle allemande du 12 juillet 1994 sur l'envoi à l'étranger des forces armées allemandes", in A.FD.L, 1994, pp. 371‑378.

(87) cf. J. Attali. Verbatim II, op. cit., p. 337.

(88) Déclaration commune lors du sommet de La Rochelle, in L'Année Politique, 1992, p. 203.

(89) A. Schwartzbrod, Le Président qui n'aimait pas la guerre. Dans les coulisses du pouvoir militaire 1981‑1995, Plon, 1995, p. 302.

 

 

Groupe d'Etude sur le Nucléaire
Et les Relations Internationales
et Stratégiques

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