Accueil Nous contacter Accéder au plan du site

 

Aspects Politiques et Stratégiques de l'Armement Nucléaire

L'arme nucléaire française devant le droit international et le droit constitutionnel

David Cumin,
Maître de conférences à l'Université Jean Moulin - Lyon III
Centre Lyonnais d'Etudes de Sécurité Internationale et de Défense
(CLESID)

[Septembre 2000]

 

INTRODUCTION*


     Il n'existe pas de document exhaustif sur les argumentations favorables ou défavorables à la licéité ou à l'illicéité de l'arme nucléaire française, du point de vue de sa doctrine stratégique et de son organisation politique, I en droit international et II en droit constitutionnel. Notre étude entend combler cette lacune par l'examen de la validité du décret n°96-520 du 12 juin 19961, succédant au décret n°64-46 du 14 janvier 19642, qui régit l'emploi des forces nucléaires françaises. Les griefs formulés devant la Cour internationale de Justice (avis consultatif du 8 juillet 1996) et devant le Conseil d'Etat (arrêt Lavaurs du 8 décembre 1995) constituent le point de départ de la recherche.



1) La France, l'arme nucléaire, le droit

     Ayant fondé sa sécurité sur l'atome, la France ne peut admettre que l'arme nucléaire soit stigmatisée, ni même dévalorisée politiquement, stratégiquement, juridiquement ou moralement. Que vaudrait la dissuasion si le gouvernement auteur de la menace nucléaire devait admettre que celle-ci est interdite par le droit international ? Or, l'arme nucléaire fait l'objet de puissantes tentatives de disqualification, tant sur le plan politico-stratégique3 que juridico-moral. La pratique de la dissuasion -largement acceptée en France4 mais largement dénoncée ailleurs- suppose la licéité de la menace ou de l'emploi des armes atomiques. Or, cette présomption est fortement contestée par les adversaires de la dissuasion nucléaire. Avec la résolution du chef politique, la légitimité de l'arme et le consensus de l'opinion publique, qui permet de convaincre le Parlement de voter les crédits nécessaires, sont les éléments essentiels de la crédibilité politique de la stratégie de dissuasion. Que devient cette légitimité depuis l'effondrement de l'URSS, l'adversaire désigné, et face au mouvement international de désarmement nucléaire ou de lutte contre la prolifération des armes de destruction massive (ADM) ? Que devient le " consensus national " sur l'atome (tant militaire que civil) ? La force de conviction de la dissuasion venait de la cohérence entre la situation objective du rapport des forces et la posture stratégique retenue : la France avait un ennemi qui lui était supérieur tant conventionnellement que nucléairement ; mais en raison de son " pouvoir égalisateur ", l'atome restituait à notre pays une capacité de défense d'une efficacité jugée sans équivalent. La fin de la guerre froide a rendu caduc ce raisonnement -qui ne préjugeait d'ailleurs en rien de la licéité de la dissuasion- : s'il n'y a plus d'ennemi, le mode stratégique dissuasif reste-t-il pertinent ? Qui dissuader, de quelles actions, quand et comment ? La dissuasion ne fonctionne bien que lorsqu'il y a un adversaire clairement identifié et qu'on pourrait qualifier " d'absolu ", la dissipation de la menace contribuant à diminuer le rôle de l'arme nucléaire. Comment justifier la nécessité d'une dissuasion, oligopoliste et discriminatoire, de plus en plus récusée à l'étranger ? Comment légitimer la possession et l'emploi d'une arme dont la fragilité des bases juridiques contraste avec l'ampleur de la dénonciation internationale ? Le combat juridique pour ou contre la licéité de l'arme nucléaire est un combat politique, et vice-versa, car la légitimation de la dissuasion fait partie de la stratégie de dissuasion, laquelle a une dimension normative.

     En tant que puissance nucléaire moyenne, la France est à la fois vulnérable, puisqu'elle s'expose au risque du " bris de veto " malgré les stipulations de l'article 27-3 de la Charte des Nations Unies, et isolée, comme l'ont montré les débats devant la Cour internationale de Justice (CIJ) en 1995, ou, plus avant, les négociations sur le droit des traités en 1969 et sur le droit humanitaire applicable aux conflits armés en 1977. Elle fut, pour des raisons liées à la pratique de la dissuasion nucléaire, le seul Etat membre de l'OTAN (avec la Turquie), le seul Etat européen, le seul Etat membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies (avec la Chine), à n'avoir signé ni la convention de Vienne de 1969 ni le protocole additionnel I de 1977 aux conventions de Genève de 1949 relatif aux conflits armés internationaux5. Or, on sait qu'en droit international, la souveraineté doit se soucier des alliances : vae soli ! Cet isolement juridique reflète un isolement stratégique. La France, du fait de la limitation de ses capacités de défense classiques, est le seul Etat doté d'armes nucléaire (EDAN) à adhérer officiellement à une stratégie anticités d'emploi en premier de l'arme atomique en riposte à une attaque classique. Les Etats-Unis, eux, grâce à leur supériorité conventionnelle-technologique, tendent à souscrire à une stratégie de non-emploi en premier (no first use) c'est-à-dire à la doctrine selon laquelle l'arme nucléaire ne peut être utilisée qu'en réponse à une attaque nucléaire. Du moins entretiennent-ils l'ambiguïté sur leur riposte nucléaire à une attaque conventionnelle, pour garder leur liberté d'action, mais aussi en raison des doutes sur la licéité d'une telle riposte. Parallèlement, ils invoquent la précision des armes et ils soutiennent, avec la Grande-Bretagne, la possibilité d'une " guerre nucléaire limitée " qui substituerait les options antiforces, contre-valeurs ou contre-C3I6 à l'option anticités. La Chine, de son côté, adhère depuis longtemps au no first use et à une doctrine de dissuasion contre-forces et contre-valeurs (bien qu'elle n'en ait pas les moyens technologiques). La Russie, enfin, a certes renoncé au no first use, mais pas à la stratégie contre-forces et contre-valeurs. La récusation de la riposte atomique à une attaque classique étant le plus petit dénominateur commun des tenants de l'illicéité de l'emploi des armes nucléaires et de ceux qui font dépendre cette licéité du respect du jus in bello -c'est-à-dire tous les Etats sauf la France-, la doctrine française est de loin la plus vulnérable et la plus exposée à la contestation antinucléaire internationale. C'est pourquoi elle en est la cible privilégiée, au moins à titre " préliminaire ".

     Les alignements opérés lors de la procédure devant la CIJ ont été extrêmement révélateurs. La Chine n'a pas participé aux débats, pas plus que le Pakistan ou Israël7. Seuls six Etats ont osé soutenir, dans la phase orale, que les armes nucléaires étaient licites, quatre EDAN, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la Russie et la France -mais l'argumentation de la délégation française, isolée, différait de celle des trois autres pays-, plus l'Allemagne et l'Italie. Ils étaient un peu plus nombreux lors de la phase écrite. On a noté le silence d'un grand nombre de pays de l'Alliance atlantique ou de l'Union européenne ; certains, comme la Suède, s'étant même prononcés contre la licéité8, avec l'Australie, la Nouvelle-Zélande ou le Japon. Alors qu'en France, la procédure devant la Cour n'a guère eu de retentissement en dehors des milieux spécialisés, les audiences ont été télévisées et largement diffusées dans d'autres pays. La presse allemande a réagi très négativement à la prise de position du représentant de Berlin en faveur de la licéité, ce qui en dit long sur l'état de l'opinion publique de l'un des principaux membres de l'Union européenne. Il ne fait pas de doute que si les Etats-Unis, hostiles au " pouvoir égalisateur de l'atome ", se ralliaient à une offensive associant les Etats non dotés d'armes nucléaires (ENDAN) -Etats non alignés du " Sud " ou Etats antinucléaires du " Nord "-, les organisations internationales et les organisations non gouvernementales (ONG), le statut de l'atome militaire français s'en trouverait fortement déstabilisé.

     La dénonciation du nucléaire militaire (et civil) va croissante depuis Tchernobyl, relayée par les associations de juristes, de médecins ou de scientifiques, les ecclésiastiques, la mouvance pacifiste et écologiste, les partis communistes ou rebaptisés, le mouvement Pugwash9 et la commission de Canberra10, qui exigent l'abolition des armes atomiques (et l'élimination des matières fissiles) pour aboutir à un Nuclear Weapon Free World. Le problème qui se pose donc aujourd'hui au nucléaire militaire en général et français en particulier, est celui de son acceptabilité au regard des opinions publiques et de sa licéité en droit international et droit interne. La question de la relation entre l'atome et le droit est restée pour l'essentiel une question théorique en France... jusqu'à ce que deux procédures judiciaires quasi simultanées, quoique de très inégale importance et répercussion, aient mis la question du statut juridique de l'arme nucléaire en général et française en particulier, au centre de l'actualité internationale et constitutionnelle. Ces deux procédures, l'une (retentissante) devant la CIJ (du 14 septembre 1993 au 8 juillet 1996)11, l'autre (discrète) devant le Conseil d'Etat (du 26 juin 1992 au 8 décembre 1995)12 se déroulèrent parallèlement aux négociations (entamées le 17 avril 1994 et conclues le 12 mai 1995) sur la prorogation indéfinie du traité de non prolifération des armes nucléaires (TNP) -traité auquel la France avait fini par adhérer le 1er juillet 1992- et parallèlement à la reprise des essais atomiques français dans le Pacifique, décidée par le Président Chirac le 13 juin 1995. Cette décision donna également lieu à une contestation judiciaire française, européenne et internationale. Mais celle-ci tourna court13, le gouvernement français s'était engagé après cette ultime série de tirs à adhérer au traité d'interdiction complète des essais nucléaires (TICEN), ouvert à la signature le 24 septembre 199614 et ratifié par la France le 27 mars 1998. Enfin, six mois après l'arrêt du Conseil d'Etat et deux mois avant l'avis de la Cour internationale de Justice, un nouveau décret portant détermination des responsabilités concernant les forces nucléaires, décret pris en Conseil des ministres le 12 juin 1996, remplaçait le décret simple du 14 janvier 1964 relatif aux forces aériennes stratégiques, sans rien changer sur l'essentiel mais en comblant ses lacunes.

     A chaque fois, ce sont des associations de droit privé -sorte d'actio popularis- qui ont été à l'origine des procédures judiciaires. En effet, les deux avis consultatifs de la CIJ sur la licéité de la menace ou de l'emploi des armes atomiques, le premier demandé par l'Assemblée de l'Organisation mondiale de la Santé (OMS) dans sa résolution WHA46.40 du 14 mai 1993 -demande à laquelle la Cour n'a pas fait suite au motif de l'incompétence de l'OMS à traiter cette question-, le second par l'Assemblée générale des Nations Unies (AGNU) dans sa résolution 49/75 K du 15 décembre 1994 -demande à laquelle la Cour a finalement répondu par un non liquet-15, sont largement issues du lobbying réussi d'ONG antinucléaires auprès des organisations internationales. Plus précisément, les résolutions de l'OMS et de l'AGNU sollicitant un avis de la CIJ sont l'aboutissement du World Court Project mené depuis 1992 par l'International Association of Lawyers Against Nuclear Arms, afin de faire proclamer par la Cour l'illicéité de la menace ou de l'emploi d'armes nucléaires et de faire pression sur les EDAN en amenant le juge international à un engagement politique en faveur de la proscription desdites armes. Au World Court Project a logiquement succédé depuis 1996 l'Abolition 2000 Project..., réseau comprenant plus de 1500 associations réparties dans plus de cent pays.

     Dès 1961, l'AGNU avait commencé à adopter, de manière répétitive et constante, la série de résolutions condamnant l'emploi ou la menace d'emploi des armes atomiques comme un " crime contre l'humanité ", résolutions auxquelles s'opposaient les puissances nucléaires et leurs alliés. De 1974 à 1977, la négociation du protocole additionnel I aux conventions de Genève de 1949, occasionnant le premier débat véritablement noué sur l'articulation entre droit international et arme nucléaire, avait été marquée par la mise en demeure très ferme des EDAN, conditionnant leur participation à la négociation et leur adhésion au traité, à la non application du protocole aux armes atomiques. En 1995, la discussion sur la prorogation indéfinie du TNP fut sans doute le dernier épisode de l'époque caractérisée par la séparation entre le débat sur le désarmement ou le contrôle des armements et celui sur la licéité des armes litigieuses. La procédure devant la CIJ a en effet porté au plan judiciaire le débat politique sur les conditions d'exercice de la menace et de l'emploi éventuel des armes atomiques, voire sur leur existence même. De l'aveu de M. M. Perrin de Brichimbaut, représentant de la France devant la Cour de La Haye, telle est la grande réussite qu'ont obtenu les ONG et les Etats membres des Nations Unies hostiles à l'atome militaire : l'effacement du cloisonnement entre le droit de la guerre et l'arme nucléaire. Dans son avis du 8 juillet 1996 donné à l'AGNU, la CIJ n'a certes pas conclu de façon définitive à la licéité ou à l'illicéité de la menace ou de l'emploi de cette arme en cas extrême de légitime défense (par.E du dispositif de l'avis), mais elle a rappelé et souligné l'obligation de désarmement prévu à l'article 6 du TNP, transformant une obligation de comportement en une obligation de résultat (par.F). Autrement dit, selon l'interprétation de la Cour, les armes atomiques (de lege ferenda aujourd'hui, de lege lata demain) sont juridiquement " en sursis ", " provisoires " ou " dérogatoires " au droit commun. C'est donc bien la légitimité de leur statut qui est atteinte. Si l'objection persiste en droit positif du fait de la favor potestatis qui créerait l'illusion de la licéité de la stratégie nucléaire, l'évolution du droit international entraînerait l'incrimination de cette stratégie, notamment via l'obligation de désarmement rappelée à La Haye.

     L'arrêt du Conseil d'Etat statuant au contentieux a déclaré irrecevables, pour défaut d'intérêt à agir, les requêtes de M. P. Lavaurs et de l'Association pour le désarmement nucléaire. Celles-ci demandaient au Premier ministre d'abroger le décret du 14 janvier 1964 relatif aux forces aériennes stratégiques (FAS), et au secrétaire général de la défense nationale (SGDN) de prendre les dispositions nécessaires pour empêcher le Président de la République de donner l'ordre d'engagement des forces nucléaires (en coupant les systèmes de communication entre le poste de commandement " Jupiter " du palais de l'Elysée et le Centre opérationnel des Armées, ainsi que les PC de Taverny et du Mont-Verdun, ou tout autre dispositif de communication susceptible de transmettre l'ordre d'engagement aux commandants des forces aériennes stratégiques, des forces océaniques stratégiques [FOST] ou des forces préstratégiques). Lesdites requêtes tendaient à l'annulation des décisions de rejet nées du silence gardé pendant quatre mois sur ces demandes par le Premier ministre et par le secrétaire général (le SGDN étant l'organisateur des systèmes de communication entre la Présidence de la République et les commandements militaires des forces nucléaires). Pour la première fois de son histoire, le nucléaire militaire français a donc fait l'objet d'une procédure contentieuse. Dans son arrêt du 8 décembre 1995, le Conseil d'Etat n'a certes pas examiné au fond la validité du décret litigieux, vigoureusement contestée par les requérants, qui s'étaient attachés à en démontrer l'illégalité au regard des règles applicables du droit international et du droit constitutionnel. Mais il a désavoué le ministre de la Défense et le Premier ministre en qualifiant d'" acte administratif ", et non d'" acte de gouvernement ", le décret de 1964 -donc celui de 1996-, avec les conséquences juridiques qu'emporte cette définition.

     Après ces premiers éléments -conventionnels, réglementaires et jurisprudentiels- de refondation juridique de l'arme nucléaire depuis la fin de la guerre froide, quelle est la situation de l'atome militaire français en droit ? Qu'en est-il de sa légalité et de sa légitimité ? Quelle est la validité juridique de la doctrine stratégique définie depuis Le Livre blanc sur la défense de 1972 et réaffirmée par celui de 1994 ? Quelle est la validité juridique de l'organisation politique définie par le décret du 12 juin 1996 remplaçant celui du 14 janvier 1964, seul texte régissant l'emploi des forces nucléaires ? Cette organisation politique -centrée sur le pouvoir de décision discrétionnaire du chef de l'Etat- a pour objet d'assurer l'efficacité de la doctrine stratégique -la dissuasion par la menace de représailles massives en cas d'agression armée-, mais cette doctrine, en retour, justifie ladite organisation, la dissuasion nucléaire légitimant l'autorité présidentielle. La validité étant un rapport de conformité ou de compatibilité entre ce qui est -la positivité, plus ou moins contestable- et ce qui doit être -la normativité, plus ou moins exploitable selon les possibilités d'interprétations-, on confrontera cette doctrine stratégique et cette organisation politique, mises en oeuvre par le décret de 1964-1996, aux prescriptions pertinentes du droit international et du droit constitutionnel en vigueur, ce dernier examen incluant les conséquences de la primauté des engagements internationaux sur la législation interne.

     On se placera dans la perspective théorico-juridique suivante. A valeur juridique une norme valide et effective. Juridicité = normativité + positivité ; droit = validité (conformité) + effectivité (efficacité). Le droit effectivement appliqué, c'est-à-dire efficace, est le droit " positif " ; le droit conformément posé, c'est-à-dire valide, est le droit " normatif " ; pour qu'il y ait droit au sens plein, il faut que soient réunis " positivité " et " normativité ", effectivité et validité, Sein et Sollen. Le droit " positif " ou effectif -celui qui est édicté par les autorités habilitées et qui est en vigueur- est-il valide ? Le droit " normatif " ou valide -celui qui doit être édicté par les autorités habilitées et qui doit être en vigueur- est-il efficace ? Telles sont les deux questions qu'un juriste doit se poser et auxquelles il doit répondre. Si le droit est toujours " obligatoire "16, il n'est pas forcément " valable " ; inversement, un droit " valable ", quoique théoriquement " obligatoire ", n'est pas forcément " effectif " en pratique. Le rôle du juriste étant d'analyser le droit dans son double rapport de validité et d'effectivité, c'est-à-dire le droit en tant que système normatif et le droit en tant que système positif, il s'ensuit deux types d'examen : l'examen de la validité, c'est-à-dire l'examen de la conformité du droit positif à la norme de référence, et l'examen de l'efficacité, c'est-à-dire l'examen de l'effectivité de la norme de référence en droit positif. La validité permet ainsi de distinguer les normes qui doivent s'imposer au respect de leurs destinataires, puisque obligatoires et valables, des autres normes, qui doivent être obéies selon le principe de l'obéissance préalable mais qui n'auraient pas à l'être, précisément parce qu'elles ne sont pas valables. L'effectivité, elle, permet de distinguer les normes qui s'imposent et celles qui ne s'imposent pas, qu'elles soient valables ou non, qu'obéissance leur soit due ou non. Ainsi, le décret du 12 juin 1996 succédant à celui du 14 janvier 1964 est un acte administratif en vigueur depuis son émission17, il est effectif et opposable aux administrés. Mais cette effectivité et cette opposabilité n'emportent pas nécessairement sa validité au regard des normes supérieures du droit applicable, tant international qu'interne. Si l'on admet que juridiquement, seul compte le texte de référence -la norme supérieure-, on en conclura qu'une pratique -fixée par une norme inférieure- contraire à ce texte, bien qu'effective, n'a pas de valeur normative. Le problème est alors de savoir si l'on est en présence d'une pratique dénuée de validité ou bien d'une règle dénuée d'efficacité voire de praticabilité18.


2) La doctrine stratégique du nucléaire militaire français

     L'analyse sommaire de la stratégie nucléaire en général et française en particulier est un préalable nécessaire à l'appréciation du décret du 12 juin 1996 succédant à celui du 14 janvier 1964 qui réglemente les conditions d'engagement des forces nucléaires.

     La première époque de l'arme atomique, celle de la bipolarité, est révolue. Il faut s'habituer à penser cette arme dans un contexte multipolaire et la disjoindre du système de la guerre froide auquel elle était associée de 1945 à 1990. A la " dissuasion mutuelle " Est/Ouest et à l'overkill tendent à se substituer la " dissuasion tous azimuts ", en l'absence d'ennemi principal désigné, et la " stricte suffisance ". Parallèlement, la prolifération balistico-nucléaire a remplacé la confrontation nucléaire soviéto-américaine comme préoccupation première du contrôle des armements et transferts d'armements19. Ces mutations stratégiques ont trouvé leur traduction juridique dans une série d'instruments conventionnels, qui font l'objet d'un conflit d'interprétation, ainsi devant la CIJ en 1993-1996. Constituent-ils un " droit de la dissuasion " (oligopoliste et discriminatoire) ou annoncent-ils un " droit du désarmement " (universel et égalitaire) ? La Cour a tranché dans ce dernier sens dans le paragraphe F de son avis20. L'arme nucléaire est une arme de dissuasion, mais elle peut être aussi une arme de chantage ou de coercition, ainsi qu'une arme de guerre (défensive ou offensive). Si l'on s'en tient à un usage défensif, quatre hypothèses concrètes se présentent : soit une riposte nucléaire à une attaque conventionnelle (logique de dissuasion du faible au fort), soit une riposte nucléaire à une attaque conventionnelle en cas de situation militaire défavorable (logique de guerre du faible au fort), soit une riposte nucléaire à une attaque nucléaire (logique de dissuasion du fort au fort), soit une riposte nucléaire à une attaque nucléaire en cas de situation militaire défavorable (logique de guerre du fort au fort). Si on se limite à la perspective de la dissuasion (à la perspective favorable à la dissuasion), l'arme nucléaire a pour rôle principal de prévenir la guerre. Elle a également pour rôles subsidiaires de maintenir l'équilibre militaire des puissances (en Europe, rendre impossibles tout chantage nucléaire de Moscou ou tout conflit conventionnel entre le pôle russe et le pôle ouest-européen du continent), de contenir l'intensité et l'extension des conflits régionaux (en Europe ou hors d'Europe, obliger un adversaire disposant d'armes de destruction massive à restreindre l'usage de sa force et à borner ses entreprises au théâtre des opérations, sans chercher à obtenir un avantage compensatoire en exerçant une menace contre les sanctuaires nationaux), de prévenir l'escalade de la violence durante bello (limiter les buts de guerre et les buts dans la guerre ainsi que les moyens de destruction utilisés). D'autre part, l'arme nucléaire ne relève pas seulement des intérêts nationaux ou des traités d'alliance, mais aussi de la " sécurité collective ", avec les conséquences que cela devrait impliquer sur la planification stratégique. Aux assurances négatives de sécurité21 données par la Chine (sans réserve), la Grande-Bretagne (depuis 1978), les Etats-Unis (1978), la France (1982) et la Russie (1993) -selon lesquelles ces pays s'engagent à ne pas utiliser ou menacer d'utiliser d'armes nucléaires contre les ENDAN parties au TNP sauf en cas d'attaque par un ENDAN en alliance ou en association avec un EDAN contre leur territoire ou leurs forces ou contre leurs alliés ou Etats envers lesquels ils auraient des obligations d'assistance-, les cinq membres permanents du Conseil de Sécurité des Nations Unies (CSNU)22 ont ajouté des assurances positives de sécurité23 en s'engageant à ce que le Conseil, conformément aux obligations de la Charte, prenne les mesures immédiates appropriées en vue de porter secours aux ENDAN parties au TNP qui seraient victimes d'un acte ou d'une menace d'agression mené avec l'arme nucléaire.

     Du point de vue français, l'arme nucléaire24 confère une liberté d'action, une place de premier rang dans la hiérarchie des puissances et une assurance-vie pour la nation, car elle rend effective la garantie de l'intégrité territoriale et de l'indépendance politique, du moins vis-à-vis de toute menace politico-militaire extérieure. La doctrine française25 consiste toujours à dissuader un agresseur d'entreprendre une action militaire, nucléaire ou conventionnelle, contre nos intérêts vitaux, par la menace communiquée de représailles exorbitantes assurées par une capacité de destruction opérationnelle. Elle a pour cela mis l'accent sur le caractère réellement utilisable des armes, en privilégiant l'option anticités, d'abord parce qu'une stratégie antiforces nécessite des moyens bien supérieurs à ceux dont peut se doter une puissance moyenne comme la France, ensuite parce que la dissuasion repose sur la crainte que doit avoir l'adversaire de l'ampleur des dommages que lui causerait la riposte nucléaire. Pourtant, selon certains, la licéité voire la crédibilité de la dissuasion ne s'accordent pas ou plus au concept de frappe anticités, mais nécessitent des armes à effets collatéraux réduits, aptes aux options contre-valeurs (visant les industries), contre-C4IL (visant les centres de control, command, communications, computer, intelligence, logistics) ou contre-leadership (visant les centres de décisions politiques, administratifs et militaires). Mais, officiellement, ces options nécessitent un degré de précision encore impossible à atteindre, et surtout, si elles apparaissent plus conformes au droit de la guerre, elles tendent à substituer une doctrine d'emploi " réel " à la doctrine d'emploi " virtuel " qu'est la dissuasion anticités26. Emploi " virtuel " car elle a pour but la non guerre et pour moyen la préparation à la guerre qu'il s'agit d'éviter. La manoeuvre dissuasive implique la volonté d'utiliser l'arme atomique, la crédibilité de la dissuasion reposant sur l'intention déclarée d'employer l'arme avec efficacité. Selon la politique française déclarée -et, on peut le supposer, selon les plans d'emploi-, le chef de l'Etat, avant de donner éventuellement l'ordre d'engager les forces nucléaires stratégiques, déciderait une frappe d'avertissement au moyen d'armes " préstratégiques ", destinée à signaler à l'agresseur la détermination de la France à lui infliger, sur son territoire, des représailles massives, s'il devait persister dans son entreprise. Il s'ensuit que l'autorité politique doit disposer à tout moment de moyens militaires suffisants, sûrs et prêts, et se trouver en mesure de les utiliser sans délai ni obstacle. Comme l'écrivaient M. P. Lavaurs et l'Association pour le désarmement nucléaire au Conseil d'Etat, le décret du 14 janvier 1964 (comme celui du 12 juin 1996) a bien pour objet d'organiser, de manière opérationnelle, le bombardement atomique éventuel de populations civiles urbaines, avec pour objectif leur anéantissement par millions27.

3) L'organisation politique du nucléaire militaire français

     La défense nucléaire et son droit s'inscrivent dans le cadre de l'appareil de défense nationale et de son droit, dont ils constituent le noyau. Quels sont les fondements et structures juridiques de l'organisation de la défense nationale ? Toute constitution comporte des dispositions concernant la défense nationale. Ces dispositions sont de deux sortes : celles qui fixent les attributions des différents pouvoirs publics ; celles qui déterminent les sujétions imposées aux citoyens.

     La Déclaration de 1789, intégrée au bloc de constitutionnalité avec le Préambule de 1946 et les " principes fondamentaux reconnus par les lois de la République " (PFLR), comporte quatre dispositions applicables à la mission et aux moyens de la défense. La mission est de défendre les droits de l'homme et du citoyen -la " sûreté " étant l'un de ces droits, terme qui recouvre l'ensemble des protections que les citoyens sont en droit d'attendre de l'Etat, au premier rang desquelles la défense de la communauté- ainsi que la souveraineté de la nation (art.2 et 3), au moyen d'une force publique organisée et financée (art.12 et 13). La constitution de 1958 proclame, elle aussi, les droits de la personne et la souveraineté de la nation (préambule alinéa 1, art.2-5 et 3-1). Elle fait de l'indépendance nationale, de l'intégrité du territoire et du respect des traités (art.5-2) une norme garantie par le Président de la République " dictateur commissarial " (art.16), " chef des armées " et président des " conseils et comités supérieurs de la défense " (art.15), qui " nomme aux emplois civils et militaires de l'Etat " (art.13-2 et 13-3) et qui négocie les traités (art.52). Via l'obligation du contreseing (art.19), cette norme est également garantie par le Premier ministre " responsable de la défense nationale ", qui " supplée le cas échéant le Président de la République dans la présidence des conseils et comités prévus à l'article 15 " et " sous réserve des dispositions de l'article 13, exerce le pouvoir réglementaire et nomme aux emplois civils et militaires " (art.21-1, 21-3 et 37-1). Ladite norme est encore garantie par le gouvernement, dont les membres contresignent les actes du Premier ministre (art.22), gouvernement qui " détermine et conduit la politique de la nation ", " dispose de l'administration et de la force armée " (art.20-2) ainsi que de tous les pouvoirs de crise prévus par la législation. Quant au Parlement, il autorise la prorogation de l'état de siège (art.36-2), la déclaration de guerre (art.35), la ratification ou l'approbation des traités (art.53) ; il vote les lois de finances ou de programme (art.34-4 et 47) et celles déterminant " les principes fondamentaux de l'organisation générale de la défense nationale " (art.34-3). Le texte de la constitution ne parle pas en faveur du chef de l'Etat, même après la révision de 1962. Certes, le chef de l'Etat préside le Conseil des ministres (art.9) ; il est le " chef des armées " et le " garant de l'indépendance nationale, de l'intégrité du territoire et du respect des traités ", trois titres non dispensés du contreseing ministériel ; l'article 16 lui confère la responsabilité de la survie de la nation et la plénitude des pouvoirs en cas de crise majeure. Mais c'est le Premier ministre qui est responsable de la défense ; c'est le gouvernement parlementaire (art.20-3, 49, 50) qui détermine et conduit la politique du pays -y compris sa politique étrangère et de défense-, et qui dispose de la force armée ; c'est le Parlement qui vote les crédits militaires et qui a la compétence d'organiser dans ses grandes lignes la défense nationale.

     La très relative ambiguïté de la constitution avait été levée par l'ordonnance n°59-147 du 7 janvier 1959 portant organisation générale de la défense, acte législatif pris par l'exécutif en vertu de l'ancien article 92 de la constitution. Cette ordonnance, toujours en vigueur, fut l'oeuvre de Michel Debré et des ministres d'Etat du général de Gaulle, non du général lui-même. Elle fait du Premier ministre, non du Président de la République, le pivot de la défense, sans toutefois lui interdire de déléguer ses pouvoirs aux ministres et en laissant au gouvernement la liberté de remanier l'organisation de la défense. Ce sont les décrets du 18 juillet 1962 et, surtout, celui du 14 janvier 1964, puis la pratique politique fondée sur l'interprétation " extensive " des articles 5, 6, 9, 15 ou 16 de la constitution, qui ont renversé les choses en faveur du chef de l'Etat, au point que de nombreux auteurs parlent d'une " coutume " qui prévaudrait contre les textes de la constitution de 1958 et de l'ordonnance de 1959.

     Tout en restreignant au minimum le contenu des " principes fondamentaux de l'organisation générale de la défense nationale " réservés au législateur et en étendant par là-même la compétence du pouvoir réglementaire (attribué au Premier ministre), cette ordonnance ne traite que brièvement et incidemment du rôle du Président de la République, se bornant à reprendre les dispositions de l'article 15 de la constitution sans jamais faire allusion expressément à l'article 16. En revanche, son article 9 stipule : " le Premier ministre, responsable de la défense nationale, exerce la direction générale et la direction militaire de la défense. A ce titre, il formule les directives générales pour les négociations concernant la défense et il suit le développement de ces négociations. Il décide de la préparation et de la conduite supérieure des opérations et assure la coordination de l'activité en matière de défense de l'ensemble des départements ministériels ". Arbitre et coordonnateur de l'action gouvernementale, il est le chef militaire de la nation : c'est " dans le cadre de ses directives " ou " sous son autorité " que travaillent le ministre des Armées, chargé de l'exécution de la politique militaire (art.16), le Comité d'action scientifique de la défense nationale (art.11), le Comité interministériel du renseignement (art.12), et chacun des ministres ayant le contrôle d'une quelconque activité de défense (art.15). Le Comité de défense et le Comité de défense restreint, présidés par le chef de l'Etat -mais le chef du gouvernement peut le suppléer- et composés des principaux ministres (Armées, Affaires étrangères, Intérieur, Finances), ont pour mission d'assister le Premier ministre dans la coordination interministérielle des activités de défense. Enfin, l'ordonnance de 1959 ne donnant aucune indication sur l'organisation militaire centrale de la défense nationale, c'est le décret n°59-262 du 7 février 1959 qui attribua à un chef d'état-major général, lui aussi placé sous les ordres du Premier ministre, le rôle de coordinateur militaire de la défense. Les décisions sont prises dans, et non par, les Comités : elles sont donc prises, l'article 9 ne laisse sur ce point aucun doute, par le Premier ministre, même s'il ne préside pas ces Comités où il doit décider. On ne peut imaginer que les constituants et les rédacteurs de l'ordonnance n'aient pas vu la contradiction virtuelle entre le fait de confier la présidence des conseils et comités de défense au Président de la République et le fait d'investir le Premier ministre du pouvoir de décision. Mais ils ne pouvaient retirer au chef de l'Etat, dont on cherchait à accroître le rôle, la fonction traditionnelle de président de ces conseils et comités, ni transgresser le principe selon lequel c'est le chef du gouvernement qui est responsable de la défense du pays28.

     Deux solutions se présentaient en 1962 : soit confirmer le pouvoir de direction du Premier ministre, soit lui substituer celui du Président de la République. Après la concentration à l'Elysée des compétences relatives à la politique algérienne, ce sont quatre décrets pris le 18 juillet 196229 remplaçant l'organisation établie par une autre totalement différente, qui firent pencher la balance du côté du chef de l'Etat. Avec le remplacement de M. Debré par Georges Pompidou et l'abdication par le chef du gouvernement de ses prérogatives en matière de défense, l'économie générale de la nouvelle organisation va rigoureusement au rebours de celle de 1959, le transfert du pouvoir militaire au Président répondant au déssaisissement du Premier ministre. Le décret n°62-808 fixe les responsabilités de chacun des échelons chargés de la politique générale de défense : Conseil des ministres, Conseil de défense, Premier ministre et SGDN, ministre des Armées, autres ministres, commandants opérationnels. Cette politique est définie en Conseil des ministres. Les conseils et comités de défense " réunis et présidés par le Président de la République " (et non plus, comme en 1959, par le Premier ministre) assurent la direction d'ensemble de la défense et, le cas échéant, la conduite de la guerre (art.1). Le Premier ministre assure la mise en oeuvre des décisions prises par le gouvernement (art.2). Le ministre des Armées est chargé de la gestion, de l'organisation et de la préparation des forces (art.3), attributions précisées par le décret n°62-811, qui place le ministre sous l'autorité du chef du gouvernement (art.1) et qui met à sa disposition les états-majors des armées (art.5).

     C'est avec le décret n°64-46 du 14 janvier 1964 que le rôle suréminent du Président de la République dans la direction de la défense nationale fut officiellement reconnu. Ce texte crucial -que laissaient prévoir la conférence de presse du général de Gaulle du 15 janvier 1963 ou l'article de Pierre Messmer paru dans la Revue de Défense nationale en mai 1963- stipule que la mission, l'organisation et les conditions d'engagement des FAS sont arrêtées en Conseil de défense (art.1). Mais il appartient au seul chef de l'Etat " président du Conseil de défense et chef des armées ", de donner l'ordre d'engagement (art.5), sans autorisation parlementaire ni contreseing ministériel. Le rôle du Premier ministre se borne à " l'application des mesures générales à prendre en vertu des décisions " du Conseil30.

     Ce décret qui a été abrogé le 12 juin 1996 aura régi pendant plus de trente ans l'organisation des responsabilités concernant les forces nucléaires, traversant les alternances et les cohabitations. Le changement de texte répond à un souci d'adaptation, il corrige les lacunes de l'ancien décret, et donc renforce la dissuasion ; en même temps, il est marqué par une très forte permanence des principes mis en application. Le décret de 1964 ne portait que sur les FAS alors que, depuis cette date, les forces nucléaires se sont diversifiées, avec l'apparition des sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE), du groupement des missiles sol-sol du plateau d'Albion (GMS), des missiles " tactiques " ou " préstratégiques " Pluton et Hadès. Autant de systèmes d'armes régis par les mêmes procédures techniques que les FAS, mais qui étaient dépourvus de base légale, n'étant couverts que par de simples instructions militaires. Le décret de 1996 comble ou plutôt ne fait que combler un silence, car il n'est pas douteux qu'il ne modifie en rien la réalité : il prend acte de la diversification des armes nucléaires en confirmant le pouvoir discrétionnaire du Président de la République. En effet, les éléments de la force de frappe non couverts par le décret de 1964 relevaient également de la compétence du chef de l'Etat en application de procédures particulières (comme l'avaient déclaré les Présidents Giscard d'Estaing et Mitterrand le 18 novembre 1980 et le 24 juillet 1981).

     Les lacunes de l'ancien décret n'étaient pas comblées par celui du 10 décembre 1971 dont l'article 2 indiquait : " le chef d'état-major général assure le commandement de l'ensemble des opérations militaires, sous réserve des dispositions particulières relatives à la force nucléaire stratégique et à l'armement atomique tactique [ANT], pour lesquelles des procédures spéciales sont prévues ". Or, ces procédures n'existaient précisément pas, sauf pour les FAS, le vide juridique étant masqué par le fait que les Présidents de la République s'étaient reconnus compétents ! Elles ne l'étaient pas non plus par le décret du 8 février 1982 abrogeant le décret précédent, dont l'article 4 stipulait : " le chef d'état-major des armées ou le chef d'état-major général s'il est nommé, assure le commandement de l'ensemble des opérations militaires, sous réserve des dispositions particulières relatives à la force nucléaire stratégique et à l'armement nucléaire tactique ". Ce décret était lui aussi insuffisant puisqu'il pouvait laisser croire que le CEMA était habilité à déclencher l'arme nucléaire, ou du moins l'ANT, sauf dispositions particulières prises par le Premier ministre, alors qu'il n'a jamais été question en France, ni en théorie ni en pratique, de laisser l'armement atomique hors du contrôle exclusif du chef de l'Etat et d'un commandement relevant directement de lui placé hors de la hiérarchie militaire normale ! En dehors de cette prise en compte de l'évolution technique et de quelques nuances rédactionnelles affirmant plus nettement le rôle du Conseil de défense ou du Premier ministre, le nouveau texte marque une permanence évidente. Permanence de la place exclusive du Président de la République. Permanence de la répartition hiérarchique des tâches entre le chef de l'Etat -président des conseils de défense et détenteur du pouvoir de décision-, le Premier ministre -qui " prend les mesures générales " d'application des décisions prises en ces conseils- et le ministre des Armées -responsable " de la mise en condition d'emploi " des forces nucléaires. Permanence des débats juridiques, enfin, sur la constitutionnalité des deux décrets.

     Le vrai changement -qui va dans le sens d'un renforcement du pouvoir présidentiel- concerne la dévolution des compétences : alors que le décret de 1964 était un décret simple, celui de 1996 est un décret délibéré en Conseil des ministres. Cette évolution, qu'on analysera plus loin, est loin d'être sans portée depuis la jurisprudence Meyet31. En effet, le Conseil d'Etat considère qu'un décret pris en Conseil des ministres ne peut plus être modifié ou abrogé que par un autre décret en Conseil des ministres, c'est-à-dire avec la signature -donc l'accord32 - du Président de la République. Par conséquent, le décret du 12 juin 1996 ne pourra plus être modifié par un décret du Premier ministre sans saisine du Conseil des ministres -comme c'était le cas jusqu'alors, sans qu'aucun Premier ministre, y compris durant les cohabitations, n'ait utilisé cette possibilité-, donc sans la signature du Président. On mesure, à travers ce changement de régime juridique du texte, la confirmation de la primauté présidentielle en matière nucléaire militaire33.

     La mission, la composition et les conditions d'engagement des forces nucléaires, arrêtées en Conseil de défense, font l'objet de l'article 1er du décret, en 1964 (il s'agissait alors des FAS) comme en 1996 (les FAS mais aussi la force océanique stratégique, le GMS et les armes " préstratégiques "). Les attributions du Premier ministre -il prend les mesures générales d'application des décisions arrêtées en Conseil de défense-, du ministre des Armées -il est responsable de l'organisation, de la gestion et de la mise en condition d'emploi des forces et de leur infrastructure- et celles du commandant des FAS -qui relevait directement du ministre des Armées- faisaient l'objet de l'article 2 en 1964. En 1996, les attributions du Premier ministre font également l'objet de l'article 2, mais celles du ministre des Armées sont énoncées à l'article 3, et portent en outre sur l'organisation et le fonctionnement des moyens, sur leur répartition entre les commandements des forces nucléaires, sur les attributions opérationnelles de ces commandements. En 1964, l'article 3 désignait le titulaire du commandement des FAS, un officier général du corps des officiers de l'air en l'occurrence, et l'article 4 fixait, dans le cadre des décisions prises en Conseil de défense et des directives du ministre des Armées, les responsabilités logistiques et opérationnelles de ce commandement. En 1996, l'article 3 établit, on l'a dit, les compétences du ministre des Armées, et l'article 4 fixe, dans le cadre des décisions arrêtées en Conseil de défense, des mesures générales prises par le Premier ministre et des directives du ministre des Armées, les mêmes responsabilités logistiques et opérationnelles du CEMA, tenu d'informer le ministre des Armées et le Conseil de défense de l'état des moyens dont il est responsable. Dans leur article 5, les deux textes stipulent que les commandants des forces nucléaires sont chargés de l'exécution de l'ordre d'engagement donné par le Président de la République, chef des armées et président du Conseil de défense. Telle est la disposition litigieuse centrale. L'article 6 du décret de 1964 prévoyait les moyens affectés au commandant des FAS. L'article 6 du décret de 1996 charge les commandants des forces nucléaires de la mise en condition opérationnelle des moyens dont ils disposent et du suivi de l'exécution des missions. L'article 7 du décret de 1964 abrogeait le décret n°62-201 du 20 février 1962. L'article 7 du décret de 1996 abroge le décret n°64-46 du 14 janvier 1964. Dans leur article 8, les deux textes chargent le Premier ministre et le ministre des Armées de l'exécution du décret, signé, à chaque fois, par le chef de l'Etat, le chef du gouvernement et le ministre des Armées.

     Le décret de 1964-1996 organise donc le pouvoir nucléaire de la manière suivante. La mission, la gestion et les conditions d'engagement des forces sont arrêtées en Conseil de défense. L'ordre d'engagement est donné par le Président de la République. L'exécution des opérations est assurée par les commandants militaires des forces sous la responsabilité directe du Président. On retrouve ainsi une répartition des responsabilités à la fois normative -la prescription du chef de l'Etat- et exécutive -l'acte d'exécution des commandements militaires. Cette chaîne principale de responsabilité nucléaire est courte et allégée, puisque la décision du Président prise en Conseil de défense ne transite que par les commandements spécialisés avant de parvenir directement aux unités nucléaires elles-mêmes, sans qu'aucun échelon ministériel ne s'intercale. Remarquons en outre que le contrôle opérationnel appartient au chef de l'Etat, non au chef d'état-major de la marine ou de l'armée de l'air dont relèvent organiquement la FOST et les FAS (ou l'ex-GMS). Il y a donc un maillon décisionnel, le Président de la République, et deux maillons d'exécution, les commandements spécialisés (ALFOST et COFAS) d'une part, les commandants des unités nucléaires d'autre part. Ce n'est que pour les forces nucléaires tactiques que s'intercale entre le Président et les comandements spécialisés, un maillon supplémentaire, celui du CEMA. On retrouve également une procédure de mise à feu décidée par le seul chef de l'Etat, procédure secrète, centralisée, codée et multi-optionnelle. Ces moyens conférés au Président de la République répondent au souci de lui assurer la permanence de son autorité sur les forces armées, ainsi que la possibilité de faire exécuter sans délai ni obstacle sa décision d'engagement des forces nucléaires, en mettant à sa disposition les outils de commandement nécessaires.

     L'apparition de l'arme nucléaire a conféré aux pouvoirs du chef de l'Etat en matière de défense, une dimension sans précédent, qui a entraîné, parallèlement à la réforme de 1962, la présidentialisation du régime. Avec l'effacement du Premier ministre, les prérogatives du Président de la République ne cesseront de s'élargir, bien au-delà de ce que les textes officiels pouvaient laisser supposer, le Conseil des ministres n'étant pratiquement jamais consulté sur les décisions relevant de la politique de défense. Ainsi, le décret du 10 décembre 1974 place le chef d'état-major général " sous l'autorité du Président de la République et du gouvernement " (et non plus, comme en 1959, du seul Premier ministre) en cas de mobilisation générale ou de mise en garde. Le décret du 28 juillet 1975 relatif au règlement de discipline générale dans les armées déclare : " conformément à la constitution et à la loi, les armées relèvent du Président de la République, chef des armées, garant de l'indépendance nationale et de l'intégrité du territoire ". Le décret du 25 janvier 1978 stipule que le SGDN reçoit ses directives du Président et du Premier ministre (et non plus, comme en 1962, du seul Premier ministre). Le décret du 8 février 1982 stipule que le CEMA assure le commandement des opérations militaires sous l'autorité du Président et du gouvernement... La défense repose donc sur l'exécutif34 dans le cadre de sa compétence générale de droit commun, selon un dispositif institutionnel centré, y compris en période de cohabitation, autour du chef de l'Etat, assisté de son état-major particulier (EMP)35, du ministre des Armées, du CEMA et des conseils de défense, lesquels associent le Premier ministre et le SGDN au processus décisionnel. Enfin, le rôle du Parlement est des plus réduits, puisqu'il n'a qu'une compétence d'attribution résiduelle, malgré les stipulations des articles 34 et 35 et le vote des crédits militaires, par l'intermédiaire duquel il est associé aux grandes orientations de la politique de défense, y compris nucléaire36.

     Comment le droit de la défense nationale s'agence-t'il ? On peut distinguer la politique générale de défense (définie en Conseil des ministres), la direction d'ensemble de la défense nationale (définie en Conseil de défense) et la direction militaire de la défense ou la conduite des opérations militaires (définie en Conseil de défense restreint). Par décantation des textes à travers la pratique, on peut retenir trois instances de décision présidés et dominés par le chef de l'Etat : le Conseil des ministres, dont l'intervention en matière de défense consiste à arrêter les projets de loi, à adopter ou modifier les décrets réglementaires pris en Conseil, à procéder à la nomination des officiers généraux ou à décréter l'état de siège (art.13, 36-1, 39-2 de la constitution) ; le Conseil de défense, dénomination fixée par le décret du 14 janvier 1964, qui dispose d'une compétence consultative auprès du Président de la République et qui réunit le chef de l'Etat, le chef du gouvernement, les ministres des Armées, des Affaires étrangères, de l'Intérieur, des Finances, des responsables administratifs (secrétaire général de la Présidence de la République, SGDN, délégué général de l'Armement) et militaires (chef d'état-major particulier de la Présidence [CEMP], CEMA, chefs d'état-major des trois armées) ; le Conseil de défense restreint, qui sert à gérer les crises ou à conduire les opérations militaires et qui compend le chef de l'Etat, le chef du gouvernement, les ministres des Armées et des Affaires étrangères, le CEMP et le CEMA. A l'échelon suprême se trouve donc le Président de la République, concentrant la totalité du pouvoir nucléaire militaire, c'est-à-dire l'initiative, la décision et l'exécution de l'usage des armes. A l'échelon directionnel se trouve le Conseil de défense, puisque c'est dans ce cadre qu'est prise la décision. A l'échelon logistique se trouvent le Premier ministre et le ministre des Armées, chargés de veiller aux capacités d'action exigées par la stratégie de dissuasion.

     La défense nucléaire repose sur un appareil institutionnel et normatif. Quelle en est le droit, l'organisation et le fonctionnement ? Les sources formelles par lesquelles s'exprime un jus decisionis sans précédent depuis l'avènement de la République, sont la constitution de 1958 (art.5 et 15) et, surtout, le décret du 12 juin 1996 (art.5) succédant à celui du 14 janvier 1964 (art.5). La construction juridique qui réserve la totalité du pouvoir nucléaire au chef de l'Etat résulte d'une pratique présidentielle greffée sur un simple texte réglementaire. Les sources matérielles désignent une doctrine stratégique, celle de la dissuasion, dont les exigences d'efficacité et de crédibilité ont déterminé le contenu du droit d'exception qu'est le droit de la défense nucléaire. Ce droit est planifié pour une situation précise, celle relative au processus de mise à feu de l'arme, son objet étant de fournir une structure d'action permanente au commandement du Président. Le " principe du maître de l'atome "37 est l'expression juridique de ce modèle stratégique. Au pouvoir exorbitant de l'Etat nucléaire, détenteur exclusif d'une puissance de destruction absolue, s'ajoute le pouvoir exorbitant du chef de l'Etat nucléaire, détenteur exclusif d'un pouvoir de commandement extraordinaire. L'Etat nucléaire est donc doublement un cas-limite. Par son statut international privilégié, il s'élève au-dessus des autres Etats. Par son organisation dérogatoire du pouvoir, il dévoile une fonction gouvernementale au-dessus de la légalité ordinaire.

     L'insertion des impératifs de la défense atomique dans le droit constitutionnel français posa la question du titulaire du pouvoir de décision atomique. Il y a sur ce point une logique du régime de l'Etat nucléaire dictant le choix entre les quatre formules possibles : soit un pouvoir gouvernemental soumis à l'obligation du vote d'une loi (c'est la formule de l'article 35, qui prévoit la compétence du Parlement pour autoriser la déclaration de guerre) ; soit un partage du pouvoir entre le Président de la République et le Premier ministre, qui fait de l'accord des deux personnages la condition obligatoire du droit d'arrêter la décision suprême (c'est la formule de l'article 19, qui prévoit le contreseing du Premier ministre aux actes du Président exercés en vertu de l'article 15) ; soit un pouvoir laissé à la discrétion du Président-" chef des armées " (c'est la formule de l'article 5 du décret de 1964-1996, qui écarte l'autorisation parlementaire et le contreseing ministériel) ; soit un pouvoir laissé à la discrétion du Premier ministre-" responsable de la défense nationale " (ce pourrait être la formule d'un décret qui écarterait l'autorisation parlementaire et la signature présidentielle). La possession de l'arme nucléaire par un Etat pose la question de l'organisation de l'Etat et de la forme du régime politique autour de cette arme. La logique de l'Etat nucléaire est celle de la personnalisation du pouvoir et de la légalité d'exception réservée au seul chef politique détenteur de la légitimité nationale. Commun aux cinq EDAN, l'institution militaire nucléaire repose ainsi sur un monopole et une concentration du pouvoir suprême chez une seule personne, chef de l'Etat (France, Etats-Unis, Russie), chef de gouvernement (Grande-Bretagne) ou secrétaire général du parti unique (Chine). Cette personne est investie, sans contrôle ni contrepoids, du droit de décider du moment et de la modalité d'emploi des armes atomiques. Elle dispose à cette fin d'un état-major particulier veillant à l'acheminement de ses ordres, ainsi que de forces dont le commandement est placé directement auprès d'elle hors de la hiérarchie militaire. Cette personnalisation du pouvoir qu'entraîne l'arme nucléaire -" l'utilisation des moyens de dissuasion ne peut reposer que sur la décision d'un seul ", dit Valéry Giscard d'Estaing, " la pièce maîtresse de la stratégie de dissuasion, c'est moi ", dit François Mitterrand, déclarations qui n'ont appelé aucun commentaire- influe sur la nature de l'Etat et de la constitution. C'est ce qu'évoque B. Chantebout38 et c'est ce que développe H. Pac dans ses travaux susmentionnés sur " l'Etat nucléaire ".

     L'apparition de l'arme atomique a abouti à la concentration la plus extrême du pouvoir. Dans les EDAN, la décision nucléaire appartient exclusivement à une seule personne, chef de l'Etat ou chef de gouvernement, et toutes dispositions sont prises pour que seule une décision personnelle du chef de l'Etat ou du chef de gouvernement en autorise l'emploi. Que dans la réalité opérationnelle des armes nucléaires, le poids des bureaucraties, les contraintes techniques, les failles de tout dispositif de commandement, ne puissent être ignorés et compliquent la simplicité des calculs abstraits, ne remet pas en cause l'essentiel : le succès de la dissuasion nucléaire repose sur la comparaison de la destruction (exorbitante) qui résulterait d'une salve et du gain (limité) que représenterait une conquête. Pour que ce calcul soit à la fois possible et crédible, il faut effectivement ramener la complexité d'un Etat moderne à une totalité singulière, à une sorte de " perfection de l'Etat-nation " (H. Pac), à une personne habilitée qui prend la décision nucléaire, incarne alors l'Etat et dispose d'un droit de vie et de mort sur la nation. Un tel mode d'organisation, jugé inévitable dans la gestion des affaires nucléaires militaires, est à l'exact opposé de toute l'évolution (pluraliste et rechtsstaatlich) des sociétés occidentales contemporaines. Il suppose qu'il y ait au sommet d'une pyramide hiérarchique un chef d'Etat ou de gouvernement, que la communauté politique soit considérée comme un tout sanctuarisé, que les menaces comme les enjeux soient clairement identifiés39.

     Le régime juridico-administratif et juridico-militaire engendré par la gérance de la stratégie de dissuasion, se présente comme l'organisation du pouvoir que détient le Président de la République d'engager l'arme atomique. Compte tenu des contraintes techniques de la stratégie nucléaire, la jouissance effective de ce pouvoir exige que soient garantis les moyens nécessaires à la concrétisation de l'option décisionnelle du feu atomique40. A cette préoccupation, dominée par le souci de mettre la puissance nucléaire à l'abri des fluctuations politiques et d'assurer par là sa permanente disponibilité, a répondu l'institutionnalisation du pouvoir exceptionnel du Président selon une structure (EMPP, COFAS et ALFOST) mise à l'écart de la hiérarchie administrative et militaire ordinaire, et destinée à mettre en forme et en oeuvre la décision présidentielle. A côté des services rattachés aux ministres de la Défense (Délégation aux Affaires Stratégiques) et des Affaires étrangères (Centre d'Analyse et de Prospective) ou au Premier ministre (SGDN, Comité Inter-Ministériel du Renseignement, Direction Générale des Services Extérieurs, Direction du Renseignement Militaire), dont la Présidence de la République est en réalité l'interlocuteur privilégié, se trouve donc l'EMPP, institution qui a acquis, en dehors de tout texte, une place décisive dans le fonctionnement de la défense nucléaire. Il suit pour le compte de l'Elysée les dossiers de défense traités par le Premier ministre et le ministre des Armées. Il est chargé de veiller à l'acheminement des ordres nucléaires entre la Présidence, la Division nucléaire de l'EMA41, le COFAS et l'ALFOST. Le PC Jupiter est le poste de commandement à partir duquel le Président donnerait l'ordre de mise à feu : coeur et siège du pouvoir nucléaire, il est rattaché au domicile officiel du Président à l'Elysée, mais aussi " attaché à sa personne " en ce sens que celui-ci dispose, lorsqu'il se déplace à l'étranger, d'un PC léger déplaçable. Cette structure de commandement mobile allégée lui permet d'être branché en permanence avec le PC Jupiter et ainsi d'être en mesure d'ouvrir le feu nucléaire à partir de n'importe quel endroit du monde. Concentrant toutes les prérogatives du pouvoir de décision, échappant à tout contrôle, le PC Jupiter, par ses caractéristiques techniques, est l'exemple le plus achevé d'un système de pouvoir absolu : il fonctionne de manière complètement secrète, il obéit à un code d'engagement informatique de chacune des têtes nucléaires42, il place les commandants des forces nucléaires sous l'autorité directe et exclusive du chef de l'Etat.

     Cette mainmise du Président sur la direction de la guerre nucléaire est la marque dominante du régime militaire nucléaire, dérogatoire au régime ordinaire, puisqu'il est caractérisé par la confusion de l'échelon de décision politique et de l'échelon de commandement militaire, par la confusion de la direction de la défense, de la direction de la guerre et de la direction des opérations. Le statut prétorien des forces atomiques, investies du commandement organique sous l'autorité du Conseil de défense et du commandement opérationnel sous l'autorité du Président de la République, est lui aussi dérogatoire au droit commun, à deux points de vue. Les commandements militaires COFAS et ALFOST se situent hors de la hiérarchie militaire normale puisqu'ils échappent à l'autorité du CEMA et relèvent directement du Président au niveau opérationnel. Ils sont dépouillés d'une grande partie de leurs attributs traditionnels du commandement puisqu'ils sont réduits à la seule exécution matérielle des opérations, dont la responsabilité revient au seul Président. Bref, les attributions du chef de l'Etat, président du Conseil des ministres, chef des armées, président du Conseil de défense et commandant des forces nucléaires, sont beaucoup plus étendues que les textes constitutionnel et réglementaires ne le laisseraient entendre, la segmentation des fonctions gouvernementales et militaires se résolvant en un régime monocratique.

     La fonction présidentielle est devenue le symbole de l'identité nationale. Cette association intime de la nation et de son chef provient de l'association intime de la décision nucléaire et de la personne du Président de la République. Le régime politico-juridique de l'Etat nucléaire, caractérisé par la suprématie d'un chef d'Etat affranchi de tout contrôle, fait des formes constitutionnelles une simple façade : la déclaration de guerre est de facto abolie ; aucune instance extraprésidentielle de responsabilité politique ne vient se mêler à la procédure de décision ; le peuple et ses représentants ainsi que le gouvernement sont mis à l'écart et ne prennent aucune part à l'exercice de la compétence nucléaire du Président. Bref, l'activité atomique militaire est affranchie de toutes les règles de l'Etat de droit. Le pouvoir nucléaire, parce qu'il semble impossible à enfermer dans les habituelles contraintes juridiques, marque à cet égard une rupture radicale. Il ne s'agit pas seulement de la ruse d'une autorité présidentielle soucieuse d'étendre ses prérogatives en la dissimulant sous les traits d'une nécessité stratégique. La corrélation établie par la stratégie de dissuasion entre le pouvoir nucléaire et l'indépendance nationale postule une " démocratie charismatique-plébiscitaire " comme on n'en a jamais connu. En disposant d'une telle puissance destructive, c'est un pouvoir de mort absolu que possède le chef politique, ou plutôt, devrait-on dire, le souverain : celui-ci peut vouer à l'anéantissement son peuple (et les autres)43.

     Le nucléaire est devenu un élément constitutif du régime politico-juridique. La défense a souvent été considérée comme indifférente au régime. En fait, la réalité de la défense pèse sur le régime : la défense nucléaire a soumis l'ordre constitutionnel à son emprise, affectant ses équilibres internes et imposant la conduite d'une politique déterminée. Ce n'est donc plus seulement la politique de défense qui dépend du régime politique, c'est le régime politique qui dépend de la politique de défense. L'atome est devenu une nouvelle source du droit constitutionnel, dit M. Jacques Robert44, la présidentialisation de la Vème République en témoigne. Au plan constitutionnel, le problème des rapports entre défense et régime est essentiellement celui de l'insertion des impératifs de la dissuasion dans une démocratie parlementaire. La réalisation de l'arme nucléaire, en raison de ses inévitables effets structuraux, a commandé en partie l'introduction de la démocratie plébiscitaire, en 1962, et donc bouleversé la constitution de 195845. Cette constitution a établi le dualisme de l'exécutif et la responsabilité devant l'Assemblée Nationale, en faisant du contreseing du Premier ministre responsable (art.19 et 21-1) et de l'autorisation du Parlement (art.35) la condition de la mise en oeuvre des pouvoirs présidentiels en matière militaire (art.5 et 15). Mais la logique de la dissuasion nucléaire -ou du moins une certaine logique invoquée de la dissuasion nucléaire, élargie à la politique de défense voire à la politique tout court de l'Etat- a favorisé l'institution du pouvoir discrétionnaire (sans contreseing ministériel ni autorisation parlementaire) du Président élu mais irresponsable (art.6 et 68).

     Fallait-il plier les impératifs de la dissuasion à la légalité constitutionnelle, ou devait-on adapter le droit constitutionnel (en y dérogeant) à ces impératifs ? En fondant l'indépendance nationale sur la puissance atomique, la Vème République a non seulement soumis le libéralisme du régime parlementaire et l'universalisme des droits de l'homme au nationalisme de la dissuasion nucléaire, mais encore introduit un néo-absolutisme dans l'Etat. La guerre amène la dictature, selon le mot de Lamartine, le nucléaire amènerait-il la virtualité de la dictature ? Le modèle institutionnel atomique, conférant un pouvoir exclusif à une autorité irresponsable et incontrôlée, ne constitue-t-il pas une formidable violation d'un ordre juridique basé sur la séparation des pouvoirs et la garantie des droits fondamentaux ?46 Ou bien, si l'on admet que la cause de la dissuasion s'est identifiée à la cause de l'indépendance nationale, principe à valeur constitutionnelle, est-il légitimé par le principe de conservation de l'Etat, base de la souveraineté constituante de la nation, sur laquelle reposent à leur tour l'organisation des pouvoirs publics et la garantie des droits des personnes ?




1 JO, 15 juin 1996, p.8921.

2 JO, 19 janvier 1964, p.643.

3 Via les concepts de " révolution dans les affaires militaires ", " dissuasion conventionnelle-technologique " ou " défense antimissiles ".

4 De l'avis général, la France doit conserver la capacité d'infliger des dommages intolérables à tout agresseur mettant en jeu les intérêts vitaux de la nation.

5 La France adhéra en 1984 au protocole II sur les conflits armés non internationaux.

6 Control, command, communications, intelligence.

7 Pays détenteurs de facto d'armes atomiques.

8 Lors de la dernière campagne des essais nucléaires français en 1995, sur les dix membres de l'Union de l'Europe occidentale, huit s'étaient déclarés contre ces essais, et sur les quinze membres de l'Union européenne, treize, par leur vote aux Nations Unies, avaient pris position contre la France ou s'étaient abstenus.

9 Cf. Conférences Pugwash sur la science et les affaires mondiales : Eliminer les armes nucléaires. Est-ce souhaitable ? Est-ce réalisable ?, Paris, Transition, 1997 (1993), avant-propos d'A. Jacquard.

10 Cf. Rapport de la Commission de Canberra : Eliminer les armes nucléaires, Paris, O. Jacob, 1997, intro. de M. Rocard.

11 Par une lettre du 27 août 1993 enregistrée au Greffe le 3 septembre, le Directeur général de l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a communiqué au Greffier une décision de l'Assemblée tendant à soumettre une question à la CIJ pour avis consultatif, question énoncée dans la résolution adoptée le 14 mai 1993. Par des lettres en date du 14 et du 20 septembre, le Greffier a notifié cette requête pour avis consultatif aux Etats membres admis à ester devant la Cour. Par une ordonnance du 20 juin 1994, le Président de la Cour a fixé au 29 septembre 1994 la date d'expiration du délai pour la présentation des exposés écrits, et au 20 juin 1995 la date d'expiration du délai pour la présentation d'observations écrites à ces exposés écrits. La Cour a décidé de tenir, à compter du 30 octobre 1995, des audiences publiques, et jusqu'au 15 novembre, elle a entendu les exposés oraux de l'OMS et des Etats admis à ester. Parallèlement, le Secrétaire général de l'ONU a comuniqué au Greffier, le 19 décembre 1994, la résolution de l'Assemblée générale des Nations Unies (AGNU) du 15 demandant avis consultatif à la CIJ. Le 21, le Greffier a notifié la requête pour avis consultatif aux Etats membres admis à ester devant la Cour ; par une ordonnance du 1er février 1995, celle-ci a fixé au 20 juin la date d'expiration du délai pour la présentation des exposés écrits, et au 20 septembre la date d'expiration du délai pour la présentation des observations écrites à ces exposés écrits. Les deux demandes d'avis ainsi associées, la Cour a également entendu du 30 octobre au 15 novembre les exposés oraux des Etats admis à ester. Elle a enfin rendu ses deux avis, abondamment commentés, le 8 juillet 1996.

12 On remercie M. Pierre Lavaurs, président de l'Association pour le désarmement nucléaire fondée le 22 février 1992, de nous avoir transmis le dossier constitué par : les statuts de l'Association, les demandes adressées au Premier ministre et au secrétaire général de la défense nationale (SGDN) les 23 février et 30 septembre 1992, les requêtes en annulation pour excès de pouvoir de la décision implicite de rejet du Premier ministre et du secrétaire général survenue respectivement les 26 juin 1992 et 1er février 1993, les observations du ministre de la Défense et du Premier ministre devant le Conseil d'Etat les 6 août et 24 décembre 1993, les mémoires en réplique et observations complémentaires des requérants du 19 janvier 1994, l'arrêt du Conseil d'Etat du 8 décembre 1995 (section du contentieux, 7ème et 10ème sous-sections réunies, n°140747, 140748, 146703, 146704, Mlle Lagumina rapp., M. Chantepy c. du g., séance du 13 novembre 1995 ; CE, 8 décembre 1995, Lavaurs et Association pour le désarmement nucléaire, Rec., p.433). Cet arrêt n'a quasiment donné lieu à aucun commentaire.

13 Le Conseil d'Etat (CE) a considéré comme un " acte de gouvernement ", donc insusceptible de recours juridictionnel, la décision de faire procéder à des essais nucléaires (CE, 29 septembre 1995, Association Greenpeace France, concl. M. Marc SANSON, RDP, janvier-février 1996, pp.256-283 ; Chron. Jacques-Henri STAHL et Didier CHAUVAUX, AJDA, octobre 1995, pp.684-688 ; notes de jurisp. Wagdi SABETE, RDP, juillet-août 1996, pp.1162-1170). Par contre, depuis l'adhésion de la France au traité d'interdiction des essais nucléaires, le juge administratif pourrait contrôler l'application de ce traité, s'il entrait en vigueur, puisque depuis l'arrêt Nicolo du 20 octobre 1989, il exige que les autorités administratives respectent les textes internationaux, en écartant au besoin l'application d'une loi française postérieure. La Commission européenne des droits de l'homme a rejeté le 4 décembre 1995 la requête 28204/95, Tauira et autres, pour défaut manifeste de fondement (défaut de preuve de la qualité de victime d'une violation future des articles 2, 3, 8, 13, 14 de la Convention européenne des droits de l'homme et de l'article 1 du Protocole n°1). Dans l'affaire T-219/95, Danielsson et autres c./Commission (demande d'annulation par le Tribunal de Première Instance des Communautés Européennes de la prise de position de la Commission selon laquelle l'article 34 du traitée CEEA n'était pas applicable aux essais français parce qu'ils ne comportaient pas de risque perceptible d'exposition significative à des radiations), la demande de sursis à exécution a été rejetée par l'ordonnance du Président du TPI le 22 décembre 1995, le recours au principal apparaissant, à première vue, manifestement irrecevable (Europe, mars 1996, n°98, p.7). Par l'ordonnance du 22 septembre 1995, la CIJ n'a pas donné suite à la " demande d'examen de la situation " réclamée le 21 août par la Nouvelle-Zélande sur la base du paragraphe 63 de l'arrêt du 20 décembre 1974 relatif aux Essais nucléaires (Recueil CIJ 1974, Nouvelle-Zélande c./France, pp.457-478) : le fondement de l'arrêt rendu en 1974 étant l'engagement pris par la France de ne plus procéder à des essais atmosphériques, la reprise d'essais souterrains ne constituait pas une violation de cet engagement, d'autant que, par ailleurs, la France s'était engagée, après cette dernière série de tirs, à ne plus effectuer d'essais, ce qui correspondait à l'objectif du demandeur et éteignait, à court terme, le différend entre la France et la Nouvelle-Zélande. Sur les affaires des essais nucléaires, cf. Marc GUILLAUME : " Les contentieux liés à la reprise des essais nucléaires français ", AFDI, 1995, pp.895-928 ; Vincent COUSSIRAT-COUSTERE : " La reprise des essais nucléaires français devant la Cour internationale de Justice [observations sur l'ordonnance du 22 septembre 1995] ", AFDI, 1995, pp.354-364 ; Luigi DANIELE : " L'ordonnance sur la demande d'examen de la situation dans l'affaire des essais nucléaires et le pouvoir de la Cour internationale de Justice de régler sa propre procédure ", RGDIP, 1996-3, pp.653-669 ; Philippe SANDS : " L'affaire des essais nucléaires II [Nouvelle-Zélande c. France] : contribution de l'instance au droit international de l'environnement ", RGDIP, 1997-2, pp.447-474 ; Hubert THIERRY : " Les arrêts du 20 décembre 1974 et les relations de la France avec la Cour internationale de Justice ", RGDIP, 1974-1, pp.286-333 ; André COCATRE-ZILGIEN : " La France devant ses juges. Remarques sur la 'compétence' de la Cour internationale de Justice dans l'affaire des Essais nucléaires ", in Mélanges Waline, Paris, LGDJ, 1974, pp.173-186 ; Serge SUR : " Les affaires des essais nucléaires [Australie c. France, Nouvelle-Zélande c. France, CIJ - arrêts du 20 décembre 1974] ", RGDIP, 1975-4, pp.972-1027).

14 Les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la France, la Russie et la Chine ont signé, le 25 septembre 1996 à l'ONU, le TICEN, mais l'opposition de l'Inde reste résolue. Or, l'entrée en vigueur du traité a pour condition sine qua non sa ratification par les cinq puissances nucléaires officielles et par les trois Etats " du seuil " que sont Israël, le Pakistan... et l'Inde. Cf. Jaap RAMAKER : " Vers un traité d'interdiction des essais nucléaires ", Revue de l'OTAN, novembre 1996, pp.26-30 ; chronique des faits internationaux, RGDIP, 1996-4, p.190 ; Paul TAVERNIER : " L'adoption du traité d'interdiction complète des essais nucléaires ", AFDI, 1996, pp.118-136 ; Florent BAUDE : " La licéité des récents essais nucléaires indiens et pakistanais ", Droit et Défense, n°2000/1, juin 2000, pp.21-31.

15 Licéité de l'utilisation des armes nucléaires par un Etat dans un conflit armée, avis consultatif, Recueil CIJ 1996 [OMS] ; Avis consultatif de la Cour internationale de Justice sur la licéité de la menace ou de l'emploi d'armes nucléaires, note du Secrétaire général, AGNU, A/51/150, 19 juillet 1996 ; Documents d'Actualité Internationale n°17, 1er septembre 1996, pp.693-697. Sur les commentaires de ces avis, cf. Marc PERRIN de BRICHAMBAUT : " La question de la licéité des armes nucléaires, une dimension nouvelle du débat sur la dissuasion ", RIS, 1996, n°21, pp.126-129, " Les avis consultatifs rendus par la CIJ le 8 juillet 1996 sur la licéité de l'utilisation des armes nucléaires dans un conflit armé (OMS) et sur la licéité de la menace et de l'emploi d'armes nucléaires (AGNU) ", AFDI, 1996, pp.315-336 ; V. COUSSIRAT-COUSTERE : " Armes nucléaires et droit international. A propos des avis consultatifs du 8 juillet 1996 de la Cour internationale de Justice ", AFDI, 1996, pp.337-356 ; David RUZIE : " La Cour internationale de Justice et l'arme nucléaire ", Droit et Défense, 1996-3, pp.54-59 ; Pierre-Marie MARTIN : " A propos d'une 'zone grise' du droit international : les avis de la Cour internationale de Justice du 8 juillet 1996 ", Les Petites Affiches, n°124, 14 octobre 1996, pp.4-9 ; Jean-Pierre QUENEUDEC : " E.T. à la CIJ : méditations d'un extra-terrestre sur deux avis consultatifs ", RGDIP, 1996-4, pp.907- 914 ; Anne-Sophie MILLET : " Les avis consultatifs de la Cour internationale de Justice du 8 juillet 1996 ", RGDIP, 1997-1, pp.141-175 ; Hélène RUIZ FABRI, Jean-Marc SOREL : " Chronique de jurisprudence de la Cour internationale de Justice ", Journal du droit international, 1997-1, pp.869-883 ; numéro spécial de la Revue internationale de la Croix-Rouge : L'avis consultatif de la Cour internationale de Justice concernant la licéité de l'arme nucléaire et le droit international humanitaire, n°823, janvier-février 1997 ; Marie-Pierre LANFRANCHI, Théodore CHRISTAKIS : La licéité de l'emploi d'armes nucléaires devant la Cour internationale de Justice. Analyse et documents, Paris/Aix-Marseille III, Economica/CERIC, 1997, préf. S. Sur ; Serge SUR (dir.) : Le droit international des armes nucléaires, Paris, Pedone, 1998 ; Philippe BRETTON : " Convergences et divergences relatives à la licéité de l'arme nucléaire ", in Mélanges Philippe Ardant, Paris, LGDJ, 1999, pp.147-160.

16 La présomption de légalité permet à l'autorité d'exiger l'obéissance préalable aux actes ayant force de loi en cas de controverse sur leur validité, jusqu'à leur éventuelle annulation selon les procédures prévues.

17 Par le privilège de l'exécution d'office, l'autorité se trouve dispensée de s'adresser au juge pour vérifier la légalité de l'acte, au contraire du particulier s'il veut la contester.

18 Cf. Marcel WALINE : " Défense du positivisme juridique ", Archives de philosophie du droit et de sociologie juridique, n°1-2, 1939, pp.83-96 ; Denis LEVY : " De l'idée de coutume constitutionnelle à l'esquisse d'une théorie des sources du droit constitutionnel et de leur sanction ", Michel VIRALLY : " Notes sur la validité du droit et son fondement (norme fondamentale hypothétique et droit international) ", in Mélanges Eisenmann, Paris, Cujas, 1975, pp.81-90, 453-467 ; Paul AMSELEK : " Réflexions critiques autour de la conception kelsénienne de l'ordre juridique ", RDP, janvier-février 1978, pp.5-19 ; Michel TROPER : " Contribution à une critique de la conception kelsénienne de la science du droit ", in Mélanges Chaumont, Paris, Pédone, 1984, pp.527-539 ; Stéphane RIALS : " Supraconstitutionnalité et systématicité du droit ", Archives de philosophie du droit, t.31, 1986, pp.57-76 ; Marie-Anne COHENDET : La cohabitation. Leçons d'une expérience, Paris, PUF, 1993, pp.9-335.

19 Rappelons que durant la guerre froide les Etats-Unis et l'URSS ont fabriqué respectivement 70000 et 45000 têtes nucléaires. En 1990, les arsenaux des cinq EDAN de jure étaient composés comme suit : USA, 26000 armes atomiques ; URSS, 33000 ; GB, 300 ; France, 500 ; RPC, 430. En 2000, ces arsenaux auraient évolué de la façon suivante : USA, 8300 ; Russie, 10400 ; GB, 185 ; France, 350 ; RPC, 370. Quant à Israël, l'Inde et le Pakistan, les trois EDAN de facto, leurs arsenaux comprendraient respectivement une centaine de têtes nucléaires, quelques dizaines, quelques unités. Chiffres tirés de Marcel DUVAL : " Quel avenir pour le nucléaire ? ", RDN, janvier 2000, pp.72-91.

20 Alors même que coexistent dans le monde cinq Etats nucléaires de jure (Etats-Unis, Russie, Grande-Bretagne, France, Chine), trois Etats nucléaires de facto (Israël, Inde, Pakistan), un Etat nucléaire " virtuel " (Japon), dix Etats nucléaires " potentiels " (Allemagne, Suède, Italie, Canada, Australie, Corée du Sud, Taïwan, Afrique du Sud, Brésil, Argentine), trois Etats " proliférants " (Corée du Nord, Irak, Iran) et, jusqu'à la fin 1996, trois Etats nucléaires " provisoires " (Ukraine, Kazakhstan, Biélorussie).

21 Negative security assurances ou NSA.

22 Cf. la résolution 255 du 19 juin 1968, succédant à la déclaration anglo-soviéto-américaine du 17 juin, ainsi que la résolution 984 du 11 avril 1995.

23 Positive security assurances ou PSA.

24 Après le retrait du service ou le démantèlement des missiles du plateau d'Albion, des Pluton et Hadès, des Mirage IVP, des quatre SNLE Redoutable, Terrible, Foudroyant et Tonnant (L'Indomptable et L'Inflexible doivent être retirés, l'un à la mi-2004, l'autre en 2008), l'arsenal nucléaire français se présente comme suit. 1) La FOST comprend quatre SNLE : L'Indomptable, L'Inflexible, Le Triomphant NG, Le Téméraire NG. Le Vigilant NG sera mis en service en juillet 2004 en remplacement de L'Indomptable. Un quatrième SNLE commandé en 2000 et annoncée pour juillet 2008 devrait remplacer L'Inflexible. Chacun des quatre SNLE aujourd'hui en service emporte 16 missiles (M4B pour ceux d'ancienne génération, M45 pour ceux de nouvelle génération), équipés de 96 têtes (TN71 pour les anciens, d'une puissance de 14,4 Mt et d'une portée de 4000 km, TN75 pour les nouveaux d'une puissance de 9,6 Mt et d'une portée de 4000 km). En décembre 2003, les missiles M45 auront remplacé les derniers M4 B. En 2008, le M51, d'une portée de 6000 km, sera substitué au M45. En décembre 2003, les têtes TN75, plus légères et plus furtives, auront remplacé les dernières TN71. La TNO (tête nucléaire océanique) est prévue pour 2015. En tout, au 1er janvier 2000, 288 têtes nucléaires, d'une puissance de 38,4 Mt. 2) La FAS comprend : trois escadrons de Mirage 2000N emportant 60 ASMP équipés de 42 têtes (TN81, d'une puissance de 12,6 Mt et d'une portée de 2750 km) ; deux flottilles de Super-Etendard emportant 24 ASMP équipés de 20 têtes (TN81, d'une puissance de 6 Mt et d'une portée de 80 à 500 km) ; quatorze avions ravitailleurs (onze C135 FR et trois KC135). En remplacement du Super-Etendard/ ASMP, le Rafale marine/ASMP NG entrera en service sur le porte-avions Charles de Gaulle en 2008, le nouvel ASMP étant équipé d'une nouvelle tête, la TNA (tête nucléaire aéroportée). Au total, l'arsenal français comprend 350 têtes nucléaires, d'une puissance de 57 Mt.

25 Cf. le Livre blanc sur la défense de 1994.

26 L'évolution de la recherche technologique, de l'orientation stratégique voire du droit international n'en est pas moins significative, même si elle reste encore en filigrane. Un consensus fragile s'était formé entre partisans et aversaires du nucléaire sur la " stricte suffisance ", considérée comme une première étape du désarmement nucléaire ou comme un moindre mal. Mais la " stricte suffisance ", en tant qu'elle est liée à la doctrine de la dissuasion par la capacité de représailles anticités en second, est concurrencée par la " modernisation suffisante ", liée à une doctrine d'emploi antiforces ou contre-C4IL conforme au jus in bello. Par exemple, le TICEN arrête et interdit les explosions expérimentales, mais pas les autres techniques d'amélioration des armes nucléaires. Le rapport d'André Gsponer et Jean-Pierre Hurni : Les principes physiques des explosifs thermonucléaires, la fusion par confinement inertiel, et la quête des armes nucléaires de quatrième génération, est à cet égard très intéressant (compte-rendu in Damoclès, n°76, 1/1998, p.9). A travers l'analyse technique et juridique des expériences autorisées par le TICEN (les micro-explosions inférieures à 1,8 kg de TNT, qui ne sont pas considérées comme un essai nucléaire et qui ne sont donc pas interdites) et celle des applications militaires de la fusion par confinement inertiel ou autres technologies d'énergies pulsées, les auteurs montrent que les cinq EDAN mais aussi l'Allemagne et le Japon, se sont engagés dans la recherche et le développement des armes nucléaires de nouvelle génération, à savoir les explosifs de relativement faible puissance (de 1 à 100t de TNT, soit l'intervalle séparant aujourd'hui les armes conventionnelles des armes atomiques) qui ne sauraient être qualifiées d'armes de destruction massive. D'un point de vue stratégique, le type de recherche étudié par Gsponer et Hurni confirme que les grandes puissances s'orientent vers l'acquisition d'armes " tactiques " ou " du champ de bataille ", alors qu'elles ne disposent à l'heure actuelle que d'armes " stratégiques " ou " de représailles ", puisqu'il n'existe pas de bombes atomiques dont la puissance soit inférieure à celle d'Hiroshima. D'ores et déjà, l'emploi du nucléaire se manifeste avec les munitions à uranium appauvri. Les futures armes en préparation seraient destinées à des frappes contre-C4IL, selon le jargon militaire. En clair, elles viseraient et pourraient détruire les centres de commandement politique et militaire des Rogue States. Elles autoriseraient le " tyrannicide " à l'échelon international, en conformité avec l'évolution du jus ad bellum (le bellum justum offensivum au nom des " droits de l'homme "), avec le jus in bello (l'immunité des populations civiles urbaines) et avec l'évolution du jus in bello (l'abandon du principe d'immunité des dirigeants en temps de guerre).

27 Cf. les textes et déclarations cités dans la requête déposée par M. P. Lavaurs et l'Association pour le désarmement nucléaire : Général GALLOIS : Stratégie de l'âge nucléaire, Paris, Calmann-Lévy, 1960 ; le Livre blanc sur la défense de 1972 ; Andrée MARTIN-PANNETIER : La défense de la France, indépendance et solidarité, Paris, Ch. Lavauzelle, 1985 ; Général COPEL : La puisance de la liberté, Paris, Lieu Commun, 1985 ; La défense de la France, publiée en 1988 par le Ministère des Armées ; les déclarations des Présidents Charles de Gaulle, Valéry Giscard d'Estaing, du Premier ministre Raymond Barre. Cf. aussi L'aventure de la bombe. De Gaulle et la dissuasion nucléaire (1958-1969), Paris, Plon, 1985 (recueil) ; La politique de défense de la France. Textes et documents présentés par Dominique DAVID, Paris, FEDN, 1989 ; le numéro 53 de la revue Stratégique, 1992-1, consacré à La stratégie française, les articles pp.7 à 197 ; M. DUVAL, Dominique MONGIN : Histoire des forces nucléaires françaises depuis 1945, Paris, PUF, QSJ, 1993 ; M. DUVAL : " Perspectives d'avenir de la dissuasion française ", RDN, décembre 1996, pp.7-28 ; Bruno TERTRAIS : L'arme nucléaire après la guerre froide. L'Alliance atlantique, l'Europe et l'avenir de la dissuasion, Paris, CREST/Economica, 1994 ; Cahiers du CREST : Demain, l'ombre portée de l'arme nucléaire... 'L'arme nucléaire française en question', Paris, CREST, 1996 ; RIS, n°21, printemps 1996, dossier, pp.79-160.

28 Le régime des installations nucléaires de base secrètes (INBS) confirme ce principe. L'installation nucléaire de base (INB) désigne : les réacteurs nucléaires, à l'exception de ceux qui font partie d'un moyen de transport ; les accélérateurs de particules ; les usines de séparation, de fabrication ou de transformation de substances radioactives ; les installations destinées au stockage, au dépôt et à l'utilisation de substances radioactives. Lorsqu'une installation nucléaire est classée en INB, elle est soumise au système de contrôle fixé par le décret n°63-1228 du 11 décembre 1963. Ce même décret stipule dans son article 17 que " les installations nucléaires de base intéressant la défense nationale, classées secrètes par le Premier ministre sur proposition du ministre des armées et du ministre chargé de l'énergie atomique, cessent d'être soumises, à compter de la décision de classement, aux dispositions du présent décret ". Le nouveau décret (présidentiel) n°99-873 du 11 octobre 1999 relatif aux INBS, précise que la décision de classement en INBS appartient au Premier ministre et que l'ensemble des responsabilités sur ces installations relève du ministre de la Défense ou du ministre de l'Industrie. De plus, la définition de l'INBS est plus large que celle de l'INB puisque " font partie de l'installation nucléaire de base secrète l'ensemble des installations et équipements, nucléaires ou non, compris dans le périmètre défini par la décision de classement ". Cf. Observatoire des armes nucléaires françaises : " Les déchets nucléaires militaires ", fiche VI, cahier n°2, mars 2000.

29 Décrets n°62-808 relatif à l'organisation de la défense nationale, n°62-809 fixant les attributions du secrétariat général de la défense nationale, n°62-811 fixant les attributions du ministre des Armées, n°62-812 fixant les attributions du chef d'état-major des Armées (CEMA).

30 Cf. Bernard CHANTEBOUT : L'organisation générale de la défense nationale en France depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale (thèse), Paris, LGDJ, 1967, pp.191-228, 429-447 ; " Constitution et défense nationale ", Droit et Défense, n°99/2, décembre 1999, pp.5-9.

31 CE, 10 septembre 1992, Meyet, Rec., p.331, Chron. Christine MAUGÜE et Rémy SCHWARTZ, AJDA, octobre 1992, pp.643-648.

32 Si l'on considère que la signature du Président, exigée par l'article 13-1 de la constitution, est la marque d'un pouvoir réel, ce que confirme la pratique, et non d'un pouvoir nominal.

33 Cf. Jean-Pierre CAMBY : " Un nouveau décret sur l'engagement des forces nucléaires ", RDP, septembre-octobre 1996, pp.1237-1241 ; La Semaine Juridique, chronique d'actualité du droit administratif par Jacques PETIT, I, 4017 ; B. CHANTEBOUT : " A propos du décret du 12 juin 1996 sur les forces nucléaires ", Droit et Défense, n°96/3, 1996-3, pp.40-41.

34 On remarque, avec le président Luchaire, que l'expression " pouvoir exécutif " n'apparaît pas dans la constitution de 1958, l'article 21-1 ne parlant que de " l'exécution des lois " par le Premier ministre. De fait, cette expression est impropre, comme le disaient Raymond Carré de Malberg ou Maurice Hauriou : c'est de " pouvoir gouvernemental " qu'il faudrait parler, la compétence d'exécuter les lois n'étant qu'une partie de ce pouvoir général. Il n'y a d'" exécution " que de la loi, mais le gouvernement ne se borne pas à " exécuter la loi ", dont il a l'initiative et la maîtrise de la confection, il dirige et conduit la politique de la nation. Il en va de même dans toutes les constitutions démocratiques, pas seulement en France depuis 1958. Parallèlement, le " pouvoir législatif " n'est qu'un aspect du " pouvoir parlementaire ", qui comprend en outre le pouvoir budgétaire et le pouvoir de contrôle du gouvernement. On emploiera donc le terme " exécutif " par commodité, en ayant à l'esprit la réserve énoncée dans cette note.

35 Structure légère d'une rare stabilité, puisqu'elle comprend depuis sa création six officiers représentant les trois armées sous l'autorité d'un général d'armée.

36 Les assemblées ont approuvé les programmes nucléaires militaires depuis 1960, même si une fraction résolue des parlementaires s'y opposa de 1959 à 1978. La loi de programme n°60-1305 du 8 décembre 1960 relative aux équipements militaires de la période 1960-1964, fut adoptée après des débats très difficiles : le Sénat rejeta le projet de loi deux fois à une forte majorité et le gouvernement Debré dut engager sa responsabilité devant l'Assemblée Nationale à trois reprises (le 24 octobre, le 22 novembre et le 6 décembre 1960) sur la base de l'article 49-3, après trois motions de censure qui recueillirent respectivement 107, 214 et 215 voix (majorité 277 voix). La loi de programme n°64-1270 du 23 décembre 1964 relative aux équipements militaires de la période 1965-1970, fut adoptée également dans des conditions difficiles : le projet de loi fut rejeté par le Sénat lors des deux lectures, mais approuvé par l'Assemblée Nationale à chaque lecture, puis définitivement le 16 décembre 1964 avec une large majorité (majorité devenue confortable depuis les élections législatives provoquées de novembre 1962). Les lois de programme suivantes furent adoptées sans difficultés majeures : l'opposition de gauche était minoritaire au Sénat comme à l'Assemblée jusqu'en 1981, le centre et le parti socialiste se rallièrent progressivement à la force de frappe.

37 Selon la judicieuse formule de M. Henri Pac. Cf. Politologie de la défense nationale, Paris, Masson, 1986 ; Le droit de la défense nucléaire, Paris, PUF, QSJ, 1989 ; " L'Etat nucléaire ", Droits n°16, 1992, pp.93-100 ; Droit et politiques nucléaires, Paris, PUF, 1994 ; " Dissuasion et droit ", Droit et Défense, 1995-1, pp.34-38. Textes de référence. Cf. aussi Françoise DAUCE : " Puissance nucléaire et pouvoir politique en Russie ", Les Champs de Mars, Cahiers du Centre d'études en sciences sociales de la défense, Paris, La Documentation Française, 1/1999, pp.31-52.

38 Op. cit., p.441.

39 Jean-Marie GUEHENNO : L'avenir de la liberté. La démocratie dans la mondialisation, Paris, Flammarion, 1999, pp.210-211

40 Sur la chaîne de commandement, contrôle, communications et transmissions des forces nucléaires françaises, cf. Bruno BARILLOT : Audit atomique. Le coût de l'arsenal nucléaire français 1945-2010, Lyon, CDRPC, 1999, " Contrôler la bombe ", pp.223-255.

41 Depuis 1994, la nouvelle organisation de l'état-major des armées dispose d'une Division des forces nucléaires, dont les missions s'étendent à l'ensemble du nucléaire militaire : élaboration des plans d'emploi du feu nucléaire (notamment le ciblage), exécution du feu sur ordre du Président, étude sur les armements, mise en service des systèmes d'armes, définition des besoins militaires et instruction.

42 Le ministre des Armées, par dérogation aux procédures constitutionnellement prévues et à l'ordre du protocole, remet directement de la main à la main le chiffre codé permettant au Président de la République de déclencher le feu nucléaire.

43 Cf. Alain BROSSAT : L'épreuve du désastre. Le XXème siècle et les camps, Paris, A. Michel, 1996, pp.147-148, 219 ; Raymond ARON : " Macht, Power, Puissance. Prose démocratique ou poésie démoniaque ? " (1964), in Etudes politiques, Paris, Gallimard, 1972, pp.171-194, pp.187-188, 194.

44 " Libertés publiques et défense ", RDP, septembre-octobre 1977, pp.935-959, p.941. " On s'en remet à l'homme qu'on a élu au suffrage universel ", écrit le futur membre du Conseil constitutionnel, qui s'inquiète de la concentration des pouvoirs militaires.

45 D'après Ph. Bretton, " c'est précisément l'accession de la France au rang de puissance nucléaire qui incita le fondateur de la Vème République, en 1962, à effectuer une révision constitutionnelle du mode d'élection du chef de l'Etat, désormais élu au suffrage universel direct, afin qu'il bénéficie d'une légitimité populaire indispensable pour celui qui, en cas de crise grave, aurait en dernier ressort à prendre la décision de déclencher le feu nucléaire " (art. cit., p.159).

46 Quand on songe aux conséquences que peut avoir une décision prise par un homme, écrivait R. Aron (art. cit., pp.188, 194), la peur qu'éprouvent les individus face au Pouvoir prend une dimension nouvelle. Comment dissiper cette peur sinon en refusant à un homme seul le droit et la capacité de prendre une décision dont les conséquences affecteraient l'existence de millions de personnes ?






*   Le présent texte est l'introduction d'un rapport de David CUMIN intitulé "l'arme nucléaire française devant le droit international et le droit constitutionnel". Contactez-nous par e-mail si vous désirez obtenir une version intégrale du rapport de 130 pages. Retour au début du texte

 

 

Groupe d'Etude sur le Nucléaire
Et les Relations Internationales
et Stratégiques

http://www.generis.fr.st
e-mail: generis@fr.st